Marc-Antoine Mathieu , Julius Corentin Acquefacques, t.6 : ‘Le Décalage’

Une BD d’exception !

Il faut un immense talent (et un sacré culot !) pour oser pro­po­ser une his­toire en cours de dérou­le­ment avec un héros qui dis­pa­raît dès les pre­mières planches pour ne reve­nir que dans les der­nières pages. En effet, le récit débute à la page 7 en cours de scé­na­rio, quand le héros, juché sur un lit ivre, passe le mur du temps. Cette page sert éga­le­ment de cou­ver­ture à l’album. Le récit est alors porté par un groupe de quatre indi­vi­dus : Hila­rion Ozé­clat, le voi­sin de palier, les frères Dalen­vert, experts en pro­blé­ma­tiques diverses et le pro­fes­seur Ouffe, phé­no­mé­no­logue de son état. Après une cou­pure de cou­rant élec­trique ils se retrouvent dans Le Rien. Ils avancent, ten­tant de meu­bler car : “Sans récit écrit, prévu, pouvait-il se pas­ser des choses inté­res­santes ? L’histoire était créée pour moi, le héros…
Marc-Antoine Mathieu remet en scène Julius Coren­tin Acque­facques, son per­son­nage pré­féré, après neuf ans d’absence, pour une his­toire “folle” où des acteurs secon­daires partent à la recherche du héros, qui, une fois encore, a détra­qué le cours des choses en rêvant trop fort.

L’auteur nous offre un grand moment de lec­ture où il joue avec toutes les pos­si­bi­li­tés qu’offre le hui­tième art, en déstruc­tu­rant les conven­tions habi­tuelles, en met­tant en cou­ver­ture une page, en déchi­rant, à l’intérieur, trois pages tout en lais­sant une lec­ture alter­na­tive de dia­logues, pour accé­lé­rer le retour du héros. Il joue du second, voire du troi­sième ou du quin­zième degré tant son intrigue est inha­bi­tuelle, signant des dia­logues pétillants, mali­cieux, plein de cet humour, de ce non-sens, dans la meilleure veine de ce que fai­sait le génial Ray­mond Devos. Il faut voir, d’ailleurs, un hom­mage à ce der­nier avec les varia­tions que Marc-Antoine Mathieu donne sur Le Rien, sur le non-mouvement. L’auteur offre un fes­ti­val de jeux de mots, un feu d’artifice de réflexions toutes plus ori­gi­nales les unes que les autres, émises par des per­son­nages en recherche d’un sens à leur quête, car : “Réca­pi­tu­lons. Nous sommes donc nulle part, sans espace, sans temps… et sans his­toire.
On retrouve quelques-uns des thèmes chers à l’auteur comme cette pré­di­lec­tion pour Le Rien, pour les sujets scien­ti­fiques (ici, le trai­te­ment des grands nombres), pour les rêves et leurs capa­ci­tés à détra­quer une réa­lité, pour la crise du loge­ment… Il fait vivre ses per­son­nages dans des lieux impro­bables, des habi­ta­tions exi­guës, à l’instar du héros rési­dant dans un cou­loir trans­formé en appar­te­ment ou des acteurs secon­daires vivant dans un trans­for­ma­teur.
Mais, sommes-nous loin d’une bien triste réalité ?

Marc-Antoine Mathieu prouve qu’on peut faire une BD intel­li­gente, pas­sion­nante, en maniant avec humour des concepts proches d’une réflexion méta­phy­sique, voire phi­lo­so­phique. L’auteur conti­nue de creu­ser son sillon, un sillon fait de qua­lité, de rigueur, de recherches créa­tives, avec le goût pour de belles his­toires déca­lées, sor­tant de l’ordinaire. Son gra­phisme, entiè­re­ment en noir et blanc, com­posé de larges à-plats, porte le récit de belle manière. Sa façon de conce­voir ses per­son­nages, de les mettre en scène, résulte d’une pra­tique appro­fon­die du des­sin, révèle un tra­vail cer­tain et le fruit d’une longue réflexion. On est bien loin des sta­kha­no­vistes aux planches pro­duites à la chaîne, à plu­sieurs.
Si vous ne devez ache­ter qu’une BD cette année, c’est celle-ci. Elle est le condensé de toute la créa­ti­vité, de tout le talent d’un auteur hors-normes.

serge per­raud

Marc-Antoine Mathieu (scé­na­rio et des­sin), Julius Coren­tin Acque­facques, t.6 : « Le Déca­lage », Del­court, coll. « Hors col­lec­tion », mars 2013, 56 p. – 14, 30 €.

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