Pour bon nombre de philosophes classiques, l’image est renvoyée à une fin de non-recevoir. Et ce, depuis Platon (même si on a vu dans sa “Caverne” les prémices des salles obscures). Hormis Spinoza, Berkeley et quelques autres, elle devient de facto — si nous exagérons juste un peu — une annulation du discours philosophique.
Ce qui est valable pour l’image l’est tout autant pour le cinéma. Sartre lui-même n’y rentra qu’à pas feutré sous l’injonction de Merleau-Ponty, Heidegger l’ignore ou l’assassine et rares restent ceux qui, comme Deleuze, lui ont fait ou lui font la part belle.
Le philosophe et enseignant à l’Université de Rennes 2 Frédéric Grolleau entame ce pas au-delà en évitant deux écueils : tenter de produire une réflexion générale sur le thème philosophie et cinéma (car un simple ouvrage n’y suffirait pas). A l’inverse, il refuse de proposer une anthologie d’analyses filmiques (il y a d’autres lieux pour cela).
Son ouvrage possède une ambition à la fois plus noble et plus astucieuse. Au théoricien, fait place le praticien et le pédagogue. L’ouvrage détaille ainsi les moyens pédagogiques pour mettre les films en rapport avec l’enseignement de la philosophie. F. Grolleau introduit les supports, les consignes, les thématiques et parfois les travaux pratiques d’élèves pour mettre au jour ce qu’une telle approche révèle.
Existe là un travail d’accoucheur et d’exégète fort bien documenté. L’auteur offre parfois des analyses approfondies (sur Good Morning Vietnam par exemple) ou des documents capitaux capables d’éclairer les questions philosophiques de base tant sur le plan de la pensée, de l’action, de la morale, que du langage, de l’art, etc.
Un tel livre didactique, et au-delà de cette simple visée, recèle, dans la lignée du précédent Philososfilms, de quoi satisfaire autant les amateurs de cinéma que de philosophie. Les deux champs se répondent sans que l’un se mette au service de l’autre. Chacun garde sa spécificité. L’ouvrage prouve qu’il ne faut en rien éliminer le cinéma pour scruter les abîmes insondables que la philosophie s’évertue d’éclairer. En effet, le 7ème art cinéma fore des trous dans bien des façons de voir et de réfléchir.
Le médium accorde des satisfactions profitables à qui veut pousser la pensée dans ses retranchements. Certains films l’anticipent, d’autre font parler et voir ce qui se cache derrière le langage, le monde et les consciences.
Si bien que, face à la philosophie et ses mots qui ne sont parfois que des témoins “inassermentables” (Beckett), le cinéma offre une autre approche en ses “situations” comme aurait dit Sartre.
Le filmique en sa perception sensible fait ressentir et exprime tout un monde des idées. Il permet, comme F. Grolleau le souligne, bien des manières d’être au monde et apporte au sujet de la philosophie une autorité en rien anecdotique.
Sa magie opère aussi sur la raison dont elle garde parfois l’usufruit.
jean-paul gavard-perret
Frédéric Grolleau, De l’écran à l’écrit. Enseigner la philosophie par le cinéma, éditions Lambert Lucas, Limoges, 21 décembre 2021, 328 p. — 24,00 €.