Egérie inquiète des corps et âmes en déshérence, Apolline Garrel sait évoquer le monde des capturés ou des envoûtés comme celui de l’amour même s’il rouille sur des branches maigres. Il y a du Sylvia Plath, de l’Anne Sexton chez elle. Les dits maudits, la poétesse les retire de leur sommeil même s’ils n’ont que leurs plaies comme insigne à porter.
Mais l’auteure sait les transformer en exercice de la beauté. Et est donc bien plus qu’une infirmière et non des “fous”. Parions plutôt qu’elle vaccine des “gentils” du dehors. Si bien qu’il existe ici une sorte de gloria envers ceux qui sont des fantômes dans la séparation des routes.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait vous lever le matin ?
L’espoir que même dans une journée difficile, il y aura un instant, même quelques minutes, de grâce, de perfection éphémère: une découverte, une curiosité qui s’éveille, un enthousiasme devant quelque chose/quelqu’un de beau ou de bon… une petite minute (presque) parfaite, de celles qui vous donnent un élan, qui réveillent le meilleur en vous, la faculté à admirer et désirer de façon joyeuse et désintéressée, sans se sentir aliéné ni souhaiter s’accaparer. Pour le dire plus simplement, ce qui me fait me lever le matin c’est peut-être l’espérance non pas tant du bonheur que de la joie, même fugitive.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je ne suis pas sûre que j’en avais tant que ça… je voulais vivre au milieu des livres, écrire un livre et avoir des animaux, sur ce plan-là ça va à peu près. Mais j’ai envie de dire que c’est peut-être seulement depuis maintenant, malgré mes 42 ans, que je m’autorise à découvrir mes véritables rêves, les plus authentiques. Quant à les réaliser…
A quoi avez-vous renoncé ?
A l’espoir de conquérir durablement un jour la sérénité ; et aussi celui de devenir un jour l’une de ces personnes brillantes socialement, voire mondaines, pour qui j’ai toujours éprouvé une fascination qu’il faut bien dire fortement teintée de jalousie. Il est d’ailleurs possible que ce dernier renoncement soit en fait plutôt une bonne chose, plus une décision, un acte, qu’un renoncement à proprement parler, avec ce que ce terme peut impliquer de résignation amère.
D’où venez-vous ?
Du bord de la mer… j’ai grandi près de la Méditerranée et je suis d’une famille bretonne. Je crois que la pureté abrupte, la violence sans sentimentalité et sans concession de la Méditerranée m’ont marquée pour toujours. Et aussi les petites sensations, le bruit du mistral, quelques embruns reçus dans la figure, l’odeur des algues près de la Manche… Sur un tout autre plan, c’est très important pour moi de venir d’une famille où l’on vivait beaucoup en vase clos, avec des liens affectifs à la fois très intenses et sans doute très destructeurs, dans une sorte de solitude à trois très souvent.
Qu’avez-vous reçu en héritage ?
Un sens aigu (trop aigu ?) de la dignité ; un certain amour du beau, que ce soit la nature, les oeuvres d’art, les beaux objets, les belles matières. Un goût très vif pour les fous rires incontrôlés ; un petit grain de folie aussi ; et puis beaucoup, beaucoup d’angoisse, et un Surmoi que l’on peut qualifier de ravageur.
Un petit plaisir, quotidien ou non ?
Un jeu ou une caresse avec mon chat ; regarder par la fenêtre y compris quand ce n’est pas le moment ; un grand carré de chocolat très noir.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres auteurs ?
J’ai du mal à répondre à cette question, ce n’est peut-être pas à moi de le dire… disons qu’alors que j’ai eu très envie d’écrire très jeune, et beaucoup écrit pendant mon enfance et le début de mon adolescence, j’ai tout arrêté à l’âge de 16 ans et n’ai repris qu’à 35 ans, sous l’effet d’une impulsion vitale, d’une sorte de ”rage de l’expression” qui m’a saisie pour pouvoir continuer à vivre. Et alors je me suis rendue compte de tout ce temps perdu…
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Quand je faisais la sieste ou étais censée la faire à l’âge de trois ans environ, j’ai passé des moments qui me paraissaient très longs à observer le ciment blanc du plafond de ma chambre, ses petites irrégularités sur lesquelles jouait la lumière, j’y voyais des formes et surtout des pays, des sortes de cartes géographiques. Dans le même ordre d’idées, je voyais des grottes et des cavernes dans les plis formés par les draps, c’est un souvenir très intense.
Et votre première lecture ?
La première qui m’a vraiment marquée, c’est tout bêtement Le Club des Cinq, j’étais une enfant du genre solitaire, fille unique qui plus est, et c’étaient un peu des amis ; j’en ai gardé un amour indéfectible pour les intrigues policières (pour lesquelles je suis très bon public…), les châteaux en ruines, les vieux lambris et la solitude de la lande bretonne.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Peu de classique, j’ai beaucoup d’ignorance en ce domaine. De la musique dite gothique au sens large (du rock à Dead can dance qui m’a beaucoup marquée), la cold wave, le punk du début des années 80, du métal symphonique, joué en partie avec des instruments empruntés au classique comme le violoncelle ; et puis les classiques du rock des années 60/70. La musique a surtout une valeur cathartique pour moi, je n’ai pas une écoute de type savant, cela reste très émotionnel.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
C’était toute une vie de François Bon, parce que j’ai une toute petite expérience des ateliers d’écriture en tant que participante et surtout parce que l’écriture y est montrée comme un instrument de survie et de lutte, un cri qui cherche sa forme, sa voix.
Quel film vous fait pleurer ?
“Un Coeur simple” de Marion Laine. avec Sandrine Bonnaire dans le rôle de Félicité. J’ai beaucoup de mal à supporter la scène de l’agonie avec l’ultime vision du perroquet revenu à la vie qui déploie sans fin ses ailes, cependant que l’âme de Félicité s’envole elle aussi. Que la dernière vision consolatrice, ce soit celle d’un animal aimé et disparu, juste d’un animal, cela me bouleverse profondément.
Quand vous vous regardez dans un miroir, qui voyez-vous ?
Pas toujours celle que j’aimerais voir… disons quelqu’un de maladroit, qui essaye d’être dans une certaine élégance sans toujours y parvenir, quelqu’un dont l’apparence est encore souvent pour moi un choc, même si moins qu’autrefois.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Aux écrivains que j’admire ; peur de ne rien trouver à dire d’intéressant, peur de devoir produire un exercice de rhétorique et de séduction… peur peut-être aussi d’être déçue par la personne si jamais il y avait finalement un contact, que je suis pas sûre de toujours souhaiter, en fait.
Quelle ville a pour vous valeur de mythe ?
Sans originalité aucune, mais sans hésitation non plus : Rome. Dans un tout autre genre, Vladivostock, la ville du “bout du bout, du bout du monde”… où je ne suis jamais allée, naturellement, contrairement à Rome que je connais maintenant assez bien mais dont le pouvoir de fascination reste intact.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Toulouse-Lautrec parce qu’il m’a révélé des canons de beauté féminine différents, des formes de beauté fragiles, outrancières, irrégulières, et pour sa compassion sans sentimentalité vis-à-vis de certains de ses modèles comme les artistes fatigués dans leur loge ou les prostituées ; les soeurs Brontë, parce qu’elles ont vécu très isolées et qu’enfants elles se sont inventées des royaumes imaginaires qu’elles ont décrit inlassablement avec une précision et une richesse dans l’imaginaire qui m’ont toujours fascinée ; Elizabeth Barrett Browning, parce qu’elle était toujours malade, toujours couchée au sein de son étouffante famille et qu’un jour elle s’est levée, et elle a écrit et aimé ; Rimbaud quand il écrit :“Je fixais des vertiges” et qu’il avoue : “J’aimais les peintures idiotes, dessus de porte (…), toiles de saltimbanques, enseignes, (…), la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, contes de fées, petits livres de l’enfance, refrains niais, rythmes naïfs” (Alchimie du verbe); Dubuffet, pour l’intérêt pour les arts marginaux, les graffitis, les dessins des fous, et parce qu’il a eu tant de mal à s’affirmer comme peintre, arrêtant et reprenant son oeuvre entre deux passages dans le commerce ; Mme de Staal-Delaunay, une mémorialiste du XVIIIe siècle que je vois un peu comme une amie à plusieurs siècles de distance, qui a écrit presque en cachette, derrière le dos de la duchesse du Maine qu’elle servait, et qui a su parler de la douleur sociale avec la juste distance, évoquant ses malheurs sans sensiblerie mais avec une intelligence dépourvue de sécheresse ; Diderot pour l’absence de manichéisme et l’ambiguïté morale dans certains de ses contes ; Emma Santos pour l’écriture du corps et de la folie ; Sylvia Plath, plus pour les poèmes que pour la prose d’ailleurs.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
De la tendresse, des petites attentions. Un livre et du chocolat.
Que défendez-vous ?
La fragilité, la vulnérabilité, le respect de cela. Le droit des fragiles à être écoutés, si possible entendus. Le respect des failles de l’être humain, de ses défaillances parfois. Les vies qui vacillent.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’amour, c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ?”
On ne saurait hélas mieux dire… mais il n’y a pas que l’amour, il y a la tendresse aussi, heureusement. Est-ce qu’il y a des gens qui ne veulent vraiment jamais de tendresse ?
Et celle de Woody Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?”
Pour moi, la réponse serait plus souvent “peut-être” ou “qui sait ?”
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Aimeriez-vous être quelqu’un d’autre ?
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 26 décembre 2021.
Entretien fort sympathique puisque vos réponses sont sororales sauf que mes racines sont alpines et charentaises .