Lire l’interview de François Richard est déjà une manière d’entrer dans l’océan de son univers romanesque et de son essence. Face aux écrivains de l’effacement, de la disparition et du renoncement l’auteur cherche un réenchantement paradoxal et une fluidité aussi primordiale que finale. N’est-ce pas là ce qui désigne la région profonde d’un néo-romantisme non dépressif mais de la liberté intime ?
L’auteur (comme son oeuvre) se rejoint, s’égare, roule dans une mobilité du mercure. Cela ne connaît pas d’arrêt. Sur la surface brillante et agitée des gouttelettes des mots se forme un flot, un courant. Ceux-ci ne s’arrêtent plus : le saga commence.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Le Faire, une urgence autre que l’urine ou le sucre et qui renverserait la pyramide de Maslow, le même appel, entre six et sept heures. Et même si je me couche toujours tard, au bout des heures. Se lever vite peut-être en l’urgence de le retrouver un peu plus tôt le soir si tout le reste est fait.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Cette urgence… Ils ont été carbonisés à un moment, puis devenus des braises sur lesquelles je souffle, pour paraphraser le Hors-Humain.
A quoi avez-vous renoncé ?
En ferme, à sept ans de vie, entre 19 et 26. Des décennies après c’est la question : fallait-il passer par là (autant de morts) pour être ce que je suis aujourd’hui ? Dois-je vraiment dire « cela m’a apporté ? » tout en repensant à ce que ça a été ? Si c’était à refaire, y aurait-il eu un autre chemin, parallèle à la peine éternelle ?
D’où venez-vous ?
Je viens de Paris, sa rumeur, l’envol des oiseaux en haut des immeubles de brique rouge… de ce plus ancien souvenir. Je n’y vis plus aujourd’hui mais mon corps convoie tout le Paris de cet instant.
Qu’avez-vous reçu en “héritage” ?
Une lutte dans ma chair, comme une série de nœuds que je transmute un à un en papillons. Cette chaîne génétique (préalable à mon corps) et ce cristal de roches (venu d’une mort, de l’avoir frappée cette chaîne contre tous les murs) à même pour qu’elle se résume à ses reflets, comme ce qui sauve finit par sauver du péril.
Ces nœuds sont de mots de ma lignée qui m’ont précédé et qui ont été enterrés jamais dits, dans le génome. Mais l’ensemble du monde au-dehors, finalement, souffre de cette alexithimie. Le monde est devenu un langage borné, étriqué, indexant à cette restriction la pensée et l’esprit qui constituent son miroir dans les sphères. Ce cristal de reflets, c’est sa métallisation alchimique en rappel de l’issue ascendante de la chaine.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Le café au café le matin. Mais le café où j’allais semble avoir fermé, comme on esquive, d’un dernier plongeon intérieur, le prochain geste du bourreau.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ?
Je n’en ai pas la coquille mais la substance. Ma quête est celle de l’art littéraire, mais en disant cela je ne veux pas forcément induire que j’y ai atteint. Lorsqu’un texte m’atteint au plus haut point, dans ma chair et ma sensibilité, dans ce point synesthésique je vais spontanément ensuite parler de très grand artiste, très grand poète, voire très grand auteur (sans doute pour l’homonymie). Souvent cela se joue dans l’alchimie entre une précision esthésique et l’urgence dont je parlais, un brin de fièvre divine, qui laisse quelques miracles dans sa trace rapide. Un état atteint qui dans mon imaginaire cadre mal avec les associations autour du mot écrivain.
Vous sentez-vous dans la mouvance de l’heroic-fantasy ou d’un autre genre ?
Dans l’intention, pas du tout (l’heroic fantasy, c’est Star wars, Le seigneur des anneaux…) mais j’adore l’idée que L’asquatation (un chant français, le poème épique en prose d’un aède francophone de maintenant) puisse être reçu comme tel. En comparant à une autre échelle, si tu pars lire Les Illuminations en pensant que c’est un récit et que chaque emblème raconte un épisode lié au précédent et au prochain, ton esprit va démultiplier les évocations, les passerelles saisissantes, les récits rétendus émergés et c’est formidable, presque une lecture de conquête, le saisir de bastions inexplorés de l’esprit.
Après, bien entendu, je me place dans une association à la littérature de l’imaginaire avec ces personnages et ces grands mouvements, quelques références connotées disséminées ; pour moi c’est une chanson de geste dans le langage.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
J’ai évoqué la plus ancienne du plus loin que je me souvienne, cet envol d’oiseaux en haut des toits, qui depuis que j’ai vingt ans crée un ressouvenir, un blocage de respiration et une montée de larmes chaque fois que je croise la même vision, sur un autre toit. Mais l’image la plus marquante de mes premières années est une musique, c’est-à-dire les évocations visuelles d’un conte pour enfant qui ne ressemble à aucun autre, La forêt des heures de Jacques Coutureau. Le disque a disparu, j’ai vu que récemment une troupe l’avait adapté sur scène et c’est bien, mais c’est hallucinant que cet enregistrement n’ai jamais été réédité depuis. Tu écoutais ce conte, l’orgue de cristal Baschet qui l’enveloppe, tu comprenais déjà que tout l’imaginaire des civilisations découle d’une vibration sonore, et non l’inverse. Je ne savais pas écrire mais je me disais qu’il faudrait que je note et dessine tous les autres tableaux et histoires que m’inspiraient l’ambiance de ce récit.
Je pourrais évoquer aussi, même si bien après (j’avais neuf ans) ces départs en voiture dans la nuit et l’aube, mon père mettait le Encores de Tangerine Dream et c’était fantasmagorique, une sensation de paysages naturels filants à toute allure et les rayons phosphorescents du disque du soleil qui apparaissait peu à peu, semblant projeté par cette musique inouïe. Vous avez raison de zoomer là dessus, ce sont sur ces sensations fondatrices que je bâtis, d’autant plus qu’elles précèdent le mal.
Et votre première lecture ?
J’adorais et j’adore les livres jeunesse, encore aujourd’hui. Un peu mes premiers amis. Leur manière de délivrer des messages parfois abyssaux dans des formes et images qui pouvaient allier évidence et projection très lointaine, via l’imaginaire, et les creux dans le texte… S’il s’agit de citer le premier émoi littéraire à proprement parler, cela se joue entre Maurice Regnaut (“Recuiam”), le “1993” de Medhi Belhaj Kacem, Novarina, les premiers Le Clezio, “Les Illuminations”, “Méridien de sang” de Cormac Mc Carthy…
Quelles musiques écoutez-vous ?
Le rock des années 90 coule dans mes veines (Sonic Youth, Glenn Branca, Bark Psychosis, Bästard…), mais c’est vrai que pendant des années j’ai été guidé par ce que m’évoquaient tous les morceaux importants de mon vécu pour tisser ce livre, quel que soit leur style. J’ajoute que j’ai aussi grandi dans les ateliers de création radiophonique et que ce qu’il s’y passe a compté dans les plus beaux moments de ma vie d’audiant.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Plutôt des textes : “mu” de Maurice Regnaut (le séisme qui m’a fondé, j’avais dix-neuf ans), “Ouvrier vivant” de Christophe Tarkos (je vous raconterai le contexte de la rencontre avec ce texte une autre fois, cette scansion est la matérialisation de l’incantation au plus profond de l’esprit sans Dieu), “Les Illuminations” (comme on se réécoute son disque préféré toutes époques confondues). D’autres livres reviennent, je pense au “Nous” de Maurice Regnaut. Après, je reviens de temps en temps sur les livres que j’ai lus et aimés il y a longtemps, mais pas tant que cela, je crois que je serais déçu si je m’apercevais que tel ou tel émoi avait mal vieilli.
Quel film vous fait pleurer ?
“Biutiful” de Alejandro Gonzales. Quand tu rencontres un film et que tu as l’impression qu’il a été fait pour toi. C’était notre histoire avec mon amie, quelques nuits avant la naissance de notre fille.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Un visage impossible, comme a écrit mon frère Mathias… J’ajouterai que je vois le regard de l’enfant malade qui restait des demi-heures la nuit face à ce miroir à regarder sans ciller dans le noir, pas à regarder la maladie en face mais à regarder au plus loin dans le regard dans son miroir qui il pourrait être s’il restait, à ce que celui-là, de l’avenir, lui fasse une promesse pour qu’il reste. Mon regard est resté percé.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
C’est drôle mais votre question me fait penser que je crois que c’est à ma fille. L’occasion ne s’est pas encore vraiment présentée mais cela me secouera un peu.
Mais pour vous répondre sur le fond, cela me renvoie à l’époque juste avant l’explosion d’Internet, où pour sortir de ma « cellule » j’écrivais (par lettre papier, donc), à toutes les figures qui représentaient une sorte d’espoir pour moi. C’était une véritable quête de trouver le contact d’une figure du livre ou des journaux à l’époque. Dans mes cibles je n’avais aucune limite. Mais je m’interdisais d’écrire sans mettre un texte avec.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Paris en première réponse. Et : les îles, les cabanes secrètes, les cafés. Je dirais aussi, certains concerts rock.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Littérairement, je crois être plus proche de certains textes ici et là que de certains artistes généralement. Votre question m’y fait réfléchir pour la première fois ! Je ne sais pas si je dois m’inquiéter ou me réjouir de ne trouver aucune de ces proximités potentielles avec un autre auteur. Peut-être, en musique, de Hair and skin trading company. Un concert de musique rock évocatrice à quatre heures du matin, pleine de réverb, de beat.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
C’est en octobre 2022 maintenant. Cela pourrait correspondre à l’édition du second opus de V I E...
Que défendez-vous ?
Exactement, ces temps-ci plus que jamais j’ai la sensation de comprendre d’être là à défendre une vision, un for, un champ, un état peut-être, contre un flux qui pense l’assiéger. Ce champ s’appelle notre langage et son double, c’est le monde. Des fous et des gueux à col blanc s’acharnent à sa forclusion impossible, à coup de ceintures pavillonnaires, de panneaux publicitaires, de novlangue médiatique jusqu’en les manuels scolaires.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je suis triste qu’il n’ait pas connu l’amour. Et j’ai l’impression que dans sa phrase, remplacer « amour » par « haine » serait beaucoup plus chargé de sens.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Je réponds la même chose, mais c’était il y a peu. La seule question est de savoir si la promesse que cela valait le coup, était fiable, à ce garçon face à son miroir dans la nuit il y a bien longtemps maintenant.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Je ne pense pas que vous l’avez oubliée et peut-être que moi aussi j’aurais aimé en parler, mais par-dessus tout, que le coeur communique, résonne de corps en corps comme par un réseau de cavernes aériennes, arachnéïdes.
Entretien et présentation réaliséés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 14 décembre 2021.