« D’après… »
En 2017, le cinquième roman d’Eshkol Nevo, publié en Israël en 2015, paraît dans sa traduction italienne. Un an plus tard, Jean-Luc Allouche le traduira en français. Ce roman Trois étages, chaloch komot en hébreu, est composé en trois parties presque autonomes à l’exception de quelques phrases qui font surgir des personnages, des voisins au cœur de l’histoire des trois familles principales qui vivent dans le même immeuble.
Les trois textes pourraient être trois nouvelles, genre littéraire cher à l’auteur. Premier étage, deuxième étage, troisième étage.
Le réalisateur italien Nanni Moretti découvre le livre sur un conseil amical. Assez vite, il y voit la possibilité d’un film : il envisage de le transposer selon son propre style, sa personnalité. Ce qui lui semble essentiel, c’est l’universalité des thèmes abordés : la faute, les relations humaines, les relations entre parents et enfants… Le film sera présenté au festival de Cannes 2020 sous le titre littéral, Tre Piani.
Il ne s’agit pas, pour passer de la littérature au cinéma, d’effectuer seulement des changements évidents comme celui du contexte géographique ou celui des identités des personnages ; bref d’italianiser la matière israélienne. Il faut garder, supprimer, rajouter des éléments narratifs et construire différemment l’ensemble.
Ce qui frappe surtout dans l’écart entre les deux projets, c’est le choix balzacien de Nevo dans le sens où il peint à la fois l’âme humaine et la société dans laquelle les personnage évoluent. D’ailleurs, Nevo est psychologue de formation. Les personnages féminins et masculins vivent le long service militaire, les kibboutzim. Avner Ashdot, dans la dernière partie est un ancien du Mossad. Et la narratrice Deborah Edelman participe au mouvement social « des tentes » à Tel Aviv, en 2011.
Nevo se moque aussi sur le mode de la comédie de caractères du personnage d’Armon (Premier étage) qui, à l’occasion de la disparition de sa fille Ofri qu’il a confiée au vieil Herman, imagine le pire ou succombe plus ou moins aux charmes de la jeune Charlotte, venue de Paris. L’ampleur narrative est élargie à partir des trois monologues-confessions qui intègrent divers récits secondaires.
Les trois dispositifs varient : le premier est une adresse à un vieil ami de service national qui pourrait se servir des aveux d’Armon pour écrire un roman puisqu’il est écrivain. Le deuxième présente l’unité d’une lettre familière d’Hani écrite à sa meilleure amie, Neta, partie à l’étranger et enfin le dernier est un enregistrement sur une cassette d’un vieux répondeur téléphonique réalisé par Déborah à l’intention de son défunt mari, le juge, Michaël Edelman.
Le cinéaste italien choisit de resserrer l’action sous la forme des dialogues y compris à distance, par visio lorsque Monica communique avec Giorgio, son époux en déplacement professionnel. L’espace filmique est quasiment réduit à l’immeuble bourgeois des divers appartements, à la cage d’escalier et aux abords immédiats. Il faudra attendre la fin du film pour gagner le dehors et la lumière solaire de la campagne alors que le début du scénario renvoyait à la nuit et à Rome.
Moretti comme dans d’autres oeuvres, filme la paternité, la filiation et ici sur plusieurs années : Francesca et Beatrice grandissent sous nos yeux. Nevo, lui, inscrit son écriture dans une temporalité rétrospective et du présent mais ne va pas au-delà.
Les étages de Moretti sont ceux d’une vie collective, faite d’échanges entre les occupants de l’immeuble qui se croisent, s’éloignent les uns des autres. Pour Nevo, l’enjeu est freudien mais aussi métaphysique ( le ça, le moi et le surmoi) : « l’individu n’a aucune idée de l’étage où il se situe, et il est condamné à tâtonner désespérément dans le noir, dans la cage d’escalier, pour trouver l’interrupteur. »
Certains critiques de cinéma ont reproché à Moretti sa gravité mais elle est intrinsèque à la logique de ce film. Il se donne le mauvais rôle d’un juge sexagénaire qui n’a pas su aimer son fils et a rompu définitivement avec lui. Il meurt sans s’être réconcilié. Il y a chez Nevo, même si la trame de Troisième étage est assez proche de la reprise de Moretti, un vrai retour à la vie, à l’amour. Nevo plus jeune que le réalisateur italien croit encore à un bonheur possible : Deborah sera une grand mère heureuse sans nul doute et aimera à nouveau.
marie du crest
- Eshkol Nevo Trois étages, Folio Gallimard, n°6848, 350 p. –9,00 €,
- Nanni Moretti, Tre Piani,
Avec Margherita Buy, Nanni Moretti, Alessandro Sperduti
Genre : Comédie dramatique, Comédie, Drame
Durée : 1H59mn
Sortie : 10 novembre 2021
Synopsis
Une série d’événements va transformer radicalement l’existence des habitants d’un immeuble romain, dévoilant leur difficulté à être parent, frère ou voisin dans un monde où les rancœurs et la peur semblent avoir eu raison du vivre ensemble. Tandis que les hommes sont prisonniers de leurs entêtements, les femmes tentent, chacune à leur manière, de raccommoder ces vies désunies et de transmettre enfin sereinement un amour que l’on aurait pu croire à jamais disparu…