Voici le troisième tome d’une correspondance entamée en 1949 et achevée quasiment vingt ans plus tard à la mort de Jacques Chardonne en Mai 68. Les deux protagonistes assistent à la fin d’un monde qui par de multiples aspects les dépasse mais ils résistent.
Néanmoins, pour Morand, c’est une amitié littéraire importante qui se termine tant cette “paire d’anarchistes conservateurs” (Morand) allait de concert.
Ils se font désormais observateurs acides des bouleversements de l’époque tout en cultivant la prospérité de leurs œuvres. S’y retrouvent de près ou de loin des images fortes de l’époque : Beatles, Guerre du Vietnam, Nouvelle Vague, Jack Kerouac.
Morand y reste “L’Homme pressé” partout chez lui : en Espagne, à Londres, en Allemagne, au “Masque et la plume” comme aux “déjeuners Florence Gould”.
Chardonne pour ses dernières années se voit entouré de jeunes littérateurs qui lui redonnent une jeunesse inattendue. Le voici de nouveau à la mode. Il va peaufiner la lumière de son crépuscule avec Demi-Jour et est tout ragaillardi par une lettre des plus aimables de de Gaulle dont il ne fut pas forcément l’apôtre.
Les deux compères se livrent toujours à leur jeu de massacre envers les statues des vivants et des morts du musée littéraire : Cocteau, Drieu de la Rochelle, Mauriac, Sartre, Malraux, Saint-John Perse et Jouhandeau sont passés à une moulinette plus ou moins efficiente mais de jeunes premiers (Le Clézio, d’Ormesson) sont adoubés.
Chardonne garde un oeil très critique envers les littérateurs inconséquents et Morand possède un regard superviseur attentif plus aux idées qu’à l’écriture. Il voyage dans son passé avec brillance, retrouve son enfance parisienne et revisite Venise. Mais le temps presse. L’épouse de Morand s’affaiblit et bientôt Chardonne ne répond plus.
Chardonne reproche encore à Morand sa légèreté coupable en politique, ses errements antisémites. Mais grâce à lui et à leurs milliers de lettres, ils se réunissent en un accord tacite qui prélude — pour Morand — à son Journal inutile.
Les deux restent enfin et surtout d’incomparables stylistes dont les possibles errements idéologiques trouvent avec le temps une rémission qui, à quelques exceptions près, se justifient totalement. Libres de paroles, ils auront contourné en s’épaulant des murailles de non-dits en osant une double voix qui s’est lancée sans égards au diable et ses détails.
C’est tout sauf une vulgate. D’où le charme d’un tel volumineux échange entre fautes inexpiées, lapsus des repentants et autres dérives là où la poésie ne meurt jamais dans le goutte-à-goutte du temps et une conversation à distance.
jean-paul gavard-perret
Jacques Chardonne, Paul Morand, Correspondance, tome III : 1964–1968, &dition de Philippe Delpuech et Bertrand Lacarelle. Annotations de Laurence Brisset, Gallimard, collection Blanche, 2021, 1184 p. — 48,00 €.