Andrea Dworkin, Notre sang. Discours et prophéties sur la politique sexuelle

Du phal­lo­go­cen­trisme

Dès la pré­face du recueil Notre sang. Dis­cours et pro­phé­ties sur la poli­tique sexuelle (1976, 1981), Andrea Dwor­kin (Cam­den, 1946 — Washing­ton, 2005), nous confie la somme de dif­fi­cul­tés pour se faire publier, mal­gré sa foi en la lit­té­ra­ture et son pou­voir de per­sua­sion.
La grande fémi­niste amé­ri­caine livre un ques­tion­ne­ment fon­da­men­tal : « qu’est-ce qu’une femme ? », décrypte les arché­types et les pro­to­types de l’éducation des filles véhi­cu­lés par les dis­cours his­to­riques d’inféodation des femmes. Lors de ses prises de parole, Andrea Dwor­kin a été contes­tée, et a subi une omerta idéo­lo­gique (et finan­cière). Cet ouvrage édi­fiant porte sur la décons­truc­tion de la « fémi­nité », et com­mence par un por­trait contrasté de la mère et du père de l’auteure, sur­vi­vants juifs hon­grois res­ca­pés de la Shoah. Cepen­dant, l’esprit de cama­ra­de­rie régnait par­fois lors des débats publics de l’autrice, notam­ment sou­te­nue par Phyl­lis Ches­ler (1940, psy­cho­thé­ra­peute et pro­fes­seure émé­rite en psy­cho­lo­gie et women’s stu­dies).

La pre­mière occur­rence d’A. Dwor­kin est une contes­ta­tion : « Je ne vou­lais pas deve­nir une épouse, et je ne vou­lais pas être mère ». Elle avance des théo­ries dans les­quelles elle pointe les défaillances de la psy­cha­na­lyse, rejette le mythe de la pré­des­ti­na­tion sociale qui dimi­nue et dégrade les femmes jusqu’à la dépos­ses­sion finale d’elles-mêmes.
Vision­naire, elle pré­voit l’obsolescence de « la glo­ri­fi­ca­tion mas­cu­li­niste » et d’un « art qui ne se fonde pas sur l’assujettissement d’une moi­tié de l’espèce », et anti­cipe les mou­ve­ments LGBTQIA+. En phé­no­mé­no­logue, Andrea Dwor­kin va « droit à la chose même », c’est-à-dire en dévoi­lant la consti­tu­tion des arché­types, leur essence, ce par quoi il faut les pen­ser, par exemple ceux per­met­tant à la science et à la phi­lo­so­phie d’avoir une assise immuable d’une défi­ni­tion d’un fémi­nin moulé dans la similitude.

Elle sou­ligne à l’instar de Kate Millett (Min­ne­sota, 1934 — Paris, 2017) que toutes les lois sont poli­tiques et s’appuient sur le patriar­cat, qui entre­tient « l’oppression sys­té­mique » ainsi que « toutes les formes de domi­na­tion et de sujé­tion ». Elle pré­dit le trans­genre, en appelle à la soro­rité, et concep­tua­lise le « gyno­cide », dénon­çant la « sté­ri­li­sa­tion des femmes noires et des femmes blanches pauvres », le « droit de pro­priété sur le corps des femmes », le viol et les vio­lences conju­gales.
Elle éla­bore le « concept sub­ver­sif du hers­tory (…) l’Histoire écrite du point de vue des femmes ». Elle fait part de sa naï­veté de jeune étu­diante : « Nous ne savions pas que nous avions été dres­sées toute notre vie à être des vic­times — infé­rieures, sou­mises, des objets pas­sifs qui ne pou­vaient en rien pré­tendre à une iden­tité sin­gu­lière dis­tincte ».

Au fur et à mesure, elle explore et aus­culte les des­sous de la men­ta­lité « amé­ri­kaine » — « le rem­pla­ce­ment du d’Ame­rica par un k agres­sif rap­pelle le triple k du Ku-Klux-Klan », car selon elle, le supré­ma­tisme blanc, l’impérialisme et le sexisme sont inhé­rents, et com­posent un « sys­tème de classes de genre », engen­drant l’esclavage et la colo­ni­sa­tion. De plus, « la norme » condi­tionne et induit un appren­tis­sage de la dou­leur, du maso­chisme et de la subor­di­na­tion.
Cet essai anthro­po­lo­gique traite de la construc­tion des arché­types et des truismes sur la sexua­lité, sa « cho­si­fi­ca­tion », remet en cause « l’innéité », l’obligation d’enfanter, de per­pé­tuer la famille, « l’épreuve de l’accouchement », etc. L’emploi du « nous » fait masse à « l’andocentrisme » des années 70. Nombre de pas­sages sont émou­vants, et indiquent com­bien A. Dwor­kin a dû cho­quer l’opinion publique (et cer­tains intellectuels).

La femme de lettres pra­tique magis­tra­le­ment l’art ora­toire, lors de ses exhor­ta­tions à l’action mili­tante et à la prise de conscience des inéga­li­tés de genre. L’identité « amé­ri­kaine » est défi­nie par la langue, les struc­tures de classe, les tra­di­tions civiles et reli­gieuses. Les non conformes aux us et cou­tumes du groupe domi­nant sont exclus, voire cri­mi­na­li­sés, légi­ti­mant la relé­ga­tion sys­té­ma­ti­sée des Afro-Américains.
La nation « amé­ri­kaine » a été pro­fon­dé­ment mar­quée par le géno­cide amé­rin­dien, l’esclavage, trans­for­mée en « une nation patho­lo­gi­que­ment pos­sé­dée par la volonté de domi­na­tion ». « Le racisme était une patho­lo­gie sup­pu­rante », mais le sexisme aussi.

Dans le 7ème texte, le ton a des conso­nances bibliques, par l’appréhension du rap­port à l’autre, les objur­ga­tions, les inci­ta­tions à la non-violence et à l’amour les­bien : « Par­fois le soleil est cou­vert d’épaisses couches de nuages sombres. Une per­sonne qui lève les yeux au ciel jure­rait que le soleil n’existe pas. (…) Dans ce pays, dans les années à venir, je pense que vien­dra une ter­rible tem­pête. Je pense que les cieux s’obscurciront jusqu’à en deve­nir mécon­nais­sables ».
Dwor­kin use aussi de para­boles récon­for­tantes : « Aussi long­temps que l’on aura de la vie et du souffle, qu’importe l’obscurité de la terre autour de nous, la lumière de ce soleil conti­nue de brû­ler, conti­nue de briller. (…) Souvenez-vous en, mes sœurs, pour les temps obs­curs à venir ».

L’aspect le plus révo­lu­tion­naire de la pen­sée d’Andrea Dwor­kin consiste à inter­ro­ger le prin­cipe de réa­lité, le condi­tion­ne­ment humain, et le pour­quoi y adhé­rer et y obéir, et bien entendu l’a priori de la dis­cri­mi­na­tion sexuelle. L’autrice remonte aux sources du peu­ple­ment de ce conti­nent, depuis les pion­niers, sous l’emprise et l’influence anglo-saxonnes, qui, selon la femme de lettres, ont léga­lisé et ins­tauré des struc­tures oppres­sives, des­po­tiques, civiles et reli­gieuses.
Un autre tenant impor­tant de ses luttes est la condam­na­tion de la por­no­gra­phie, de l’instrumentalisation obs­cène du corps fémi­nin ainsi que de la sup­pres­sion de tous les inva­riants phallogocentriques.

Notre sang est un mani­feste impor­tant, qui décloi­sonne les idées pré­con­çues, don­nant à voir et à com­prendre un pano­rama de la société des années de la guerre du Viêt Nam, inci­tant à réflé­chir sur les caté­go­ries et sur la vio­lence de leur pré­di­cat.
Lœuvre d’Andrea Dwor­kin, encore mécon­nue en France, compte de la fic­tion et de la poé­sie ; quelques tra­duc­tions sont acces­sibles : Souvenez-vous, résis­tez, ne cédez pas (Syllepse/Remue-Ménage, 2017), Coïts (idem, 2019) et Por­no­gra­phie : Les hommes s’approprient les femmes (Édi­tions Libre, 2021).

yas­mina mahdi 

Andrea Dwor­kin, Notre sang. Dis­cours et pro­phé­ties sur la poli­tique sexuelle, trad. Har­mony Devil­lard et Camille Cha­plain,  éd. des femmes — Antoi­nette Fouque, nov. 2021 - 14,00 €.

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