Alain Blondy, Pirates, corsaires et flibustiers

A l’abordage !

L’ima­ge­rie tra­di­tion­nelle, sur­tout au XXe siècle, a véhi­culé une image défor­mée du pirate, du Barbe-Rouge de Char­lier et Hubi­non, ins­piré du Barbe-Noire de la légende, à sa reprise paro­dique par Gos­cinny et Uderzo, en pas­sant par Jack Spar­row, inter­prété par Johnny Depp sous la hou­lette de Ver­binsky.

A
lain Blondy publie son der­nier ouvrage sur cette ques­tion. Pro­fes­seur des uni­ver­si­tés, spé­cia­liste du monde médi­ter­ra­néen, sur lequel il a écrit plu­sieurs ouvrages, dont Le Monde médi­ter­ra­néen, 15.000 ans d’histoire (Per­rin, 2018), il a été invité dans de nom­breuses uni­ver­si­tés (Chypre, Tunis, Mos­cou) et a ensei­gné au CELSA et à l’Université de Malte.
Il montre ici com­ment la lit­té­ra­ture, depuis le XVIIIe siècle, a outré la réa­lité jusqu’à la cari­ca­ture, notam­ment dans le but d’aguicher un lec­teur bour­geois, prêt à fris­son­ner à l’évocation d’aventures abra­ca­da­bran­tesques… pourvu qu’il reste dans son fau­teuil. Si talen­tueuse que soit cette lit­té­ra­ture, l’auteur s’attache à en « dégon­fler » la bau­druche, en com­men­çant par retra­cer l’histoire des diverses formes d’aventures de mer, puis en redé­fi­nis­sant pré­ci­sé­ment chaque terme, la confu­sion étant fréquente.

Dans un avant-propos d’une dizaine de pages, l’auteur éclair­cit les situa­tions et sou­lève les pro­blèmes au fur et à mesure, don­nant une idée de la com­plexité his­to­rique, socio­lo­gique et géo­gra­phique de la pira­te­rie et de ses formes asso­ciées, allant du pirate au cor­saire. Les notions sont voi­sines. Il est des cas où la dif­fé­ren­cia­tion est très nette ; mais par­fois, la fron­tière est si floue que celui qui est cor­saire pour les uns est pirate pour les autres.
De sur­croît, à l’ambiguïté des faits s’ajoute celle des termes. La pré­da­tion étant com­mune à la pira­te­rie et à la course, il est fré­quent que l’on fasse du pirate le par­fait syno­nyme du corsaire.

L’ouvrage se divise ensuite en dix cha­pitres construits selon une logique chro­no­lo­gique. Le pre­mier évoque la mer et son sta­tut dans l’Antiquité, bien sans maître ou bien com­mun. Les cha­pitres II et III s’intéressent à la tran­si­tion entre période latine et féo­dale, et montrent la pre­mière codi­fi­ca­tion de la « course » au Moyen Âge, avec sa prise en main par les États. Le cha­pitre IV se concentre sur le micro­cosme médi­ter­ra­néen, du VIIe au XVe siècle. Le cha­pitre V étu­die l’explosion com­mer­ciale de l’Occident à la Renais­sance, avant d’arriver, au cha­pitre sui­vant, à l’âge d’or de la pira­te­rie dans les Caraïbes.
La sec­tion VII se concentre sur le Grand Siècle, et notam­ment les noms des grands com­mis de Louis XIV, qui ont mar­qué la mémoire mari­time de la France : Jean Bart, René Trouin, sei­gneur du Gué, dit Dugay-Trouin, Jean Dou­blet, sont des cor­saires deve­nus offi­ciers de marine. A l’inverse, l’auteur montre com­ment le roi sut uti­li­ser d’authentiques offi­ciers pour l’activité de course : Nico­las de Lam­bert, Claude de Forbin-Gardanne, Duquesne, de Poin­tis, Ducasse…

Le hui­tième cha­pitre pré­sente le retour de la guerre cor­saire, notam­ment en Médi­ter­ra­née, et ana­lyse le pas­sage à l’idéologie : dès 1746, l’immoralité de la course est dénon­cée, en l’opposant à la guerre, et elle appa­raît comme un ava­tar de la guerre pri­vée, moti­vée par l’appât du gain de par­ti­cu­liers, et non l’intérêt géné­ral. On objecte alors que si la lettre de marque du monarque auto­ri­sant la pra­tique de la course en change le sta­tut juri­dique par rap­port à la pira­te­rie, elle n’en change pas la nature : il y a pré­da­tion, escla­vage, meurtre. L’apport éco­no­mique est aussi contesté : puisqu’il y a inter­pé­né­tra­tion des mar­chés euro­péens, les États qui inter­rompent la course favo­risent le mar­ché noir, la contre­bande.
En 1786, Condor­cet réclame son abo­li­tion géné­rale et la créa­tion d’une ins­tance inter­na­tio­nale d’arbitrage. Mais com­ment conci­lier le refus de la guerre sur mer avec la mise en place des cam­pagnes visant à la défense et à la pro­pa­ga­tion de la liberté, dès 1792 ? Le gou­ver­ne­ment giron­din envoya Tal­ley­rand pro­po­ser aux Anglais l’abolition de la course, leur don­nant de bons gages afin de ne les pas avoir comme enne­mis sur mer alors que la France se concen­trait dans sa bataille contre l’Empereur Fran­çois II. Mais l’Angleterre refusa une conven­tion mari­time géné­rale, et Fran­çois II décida de son côté d’interdire la course.

Le cha­pitre IX se foca­lise sur le renou­veau cor­saire sous la Révo­lu­tion et l’Empire, où les espaces mari­times devinrent des théâtres d’importance. Dès jan­vier 1793, un décret auto­rise les Fran­çais à « armer en course », et d’autres textes publiés jusqu’au 20 jan­vier faci­litent le recru­te­ment, la prise de butin, le par­tage. Du côté des Antilles, ces nou­velles pos­si­bi­li­tés mènent à une quasi guerre entre la France et les États-Unis, dans laquelle s’illustre Sur­couf, issu de la marine mar­chande.
Le Consu­lat revint peu à peu aux textes de l’Ancien régime, puis le Pre­mier Consul publia le 22 mai 1803 un arrêté très pré­cis sur l’armement en course, ne lais­sant plus de marge aux arma­teurs ni aux cor­saires, ache­vant de faire de la course une entre­prise com­mer­ciale, stric­te­ment enca­drée par la loi : le temps n’était plus à l’aventure. L’auteur s’intéresse ensuite aux entre­prises de Sur­couf, puis aux aires de la Médi­ter­ra­née, des Caraïbes et de l’Asie.

Enfin, le cha­pitre X s’intéresse aux sur­vi­vances de la course et de la pira­te­rie jusqu’à nos jours. Dès 1815, la course n’était plus viable, et aucune marine natio­nale ne pou­vait riva­li­ser avec la Royal Navy. On opte alors pour la flotte de dis­sua­sion (fleet in being), can­ton­née dans les ports, puis pour le risque cal­culé (Risiko-Gedanken), doc­trine selon laquelle la flotte consti­tuée doit être suf­fi­sante pour faire flé­chir l’adversaire.
C’est lors de la Guerre de Cri­mée (1853–1856) que nait l’idée d’une orga­ni­sa­tion du droit mari­time, puis celle de l’abolition de la course, le 16 avril 1856 ; cepen­dant, elle connut encore un sur­saut lors de la Guerre de Séces­sion (1861–1865).

La période sui­vante vit la domi­na­tion des marines de guerre, notam­ment lors des guerres com­mer­ciales qui sévirent durant les deux conflits mon­diaux. Le der­nier cha­pitre se clôt sur la per­ma­nence de la pira­te­rie aujourd’hui. Dès 1937, la Société des Nations don­nait trois cri­tères pour dis­tin­guer la pira­te­rie de la course : que les auteurs agissent pour leur propre compte ; qu’ils n’aient pas été man­da­tés par une auto­rité natio­nale ; qu’ils aient fait usage de la vio­lence. En 1958 puis en 1982, l’ONU fut à l’origine de textes com­pi­lés dans la conven­tion sur le droit de la mer (CNUDM).
Selon cette conven­tion, il ne peut exis­ter des actes de pira­te­rie qu’en-dehors des zones exclu­sives des États, limi­tées à 200 milles nau­tiques du lit­to­ral. Lorsque les cas se pré­sentent dans les eaux ter­ri­to­riales, il n’y a plus de qua­li­fi­ca­tion de pira­te­rie, mais uni­que­ment de bri­gan­dage, qui ne relève que du pays exer­çant sa sou­ve­rai­neté sur la zone. Cepen­dant, pour lut­ter contre les actes illi­cites dans les eaux ter­ri­to­riales, l’ONU prit des mesures en 2005, auto­ri­sant même dès 2008 et à titre excep­tion­nel la péné­tra­tion dans les eaux d’un État tiers pour répri­mer la pira­te­rie moderne, qui se déve­loppe par l’appauvrissement des popu­la­tions côtières et par l’augmentation en volume et en valeur du tra­fic des mar­chan­dises par voie mari­time.
Après le Golfe d’Aden et la région de Suez, les actions inter­na­tio­nales de lutte contre la pira­te­rie la firent migrer vers le Golfe de Gui­née : en 2019, le nombre d’enlèvements de marins a aug­menté de 50 %, et encore de 23 % depuis 2020. En 2006, on vit reven­di­quer pour la pre­mière fois la pira­te­rie pour cause poli­tique : le Move­ment for the Eman­ci­pa­tion of the Niger Delta (MEND) déclara se livrer à la contre­bande de pétrole pour se réap­pro­prier les richesses de sa région. Pour autant, le glis­se­ment qui naît dans les opi­nions, asso­ciant pira­te­rie et ter­ro­risme, n’est pas fondé : si la pira­te­rie peut contri­buer à son finan­ce­ment, il a pour but essen­tiel la ter­reur, alors que la pira­te­rie n’a pour but que l’enrichissement.

La conclu­sion est assez brève ; l’auteur y rap­pelle quelques points de son ana­lyse his­to­rique, puis montre com­ment le pirate « se réin­vente à chaque nou­velle ère tech­nique : per­son­nage lit­té­raire à l’ère du papier, il crève l’écran à l’ère de l’image, incar­nant dans les deux cas un être refu­sant les socié­tés nor­mées et refusé par elles », voyant là la limite entre pira­te­rie et course : le cor­saire accepte, lui, volon­tiers les hon­neurs sociaux.
L’ouvrage se com­plète de notes très pré­cises par cha­pitre, d’une biblio­gra­phie sélec­tive clas­sée par aires géo­gra­phiques, et d’un index.

Cette étude, vive­ment menée, se lit d’un trait, et ravira tous ceux que le monde de la mer intéresse.

yann-loic andré

Alain Blondy, Pirates, cor­saires et fli­bus­tiers, Paris, Per­rin, 2021, 416 p. — 23,00 €. 

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