La force des femmes et la fierté d’un peuple spolié
Cette année et pour seulement la deuxième fois, un réalisateur haïtien a bénéficié d’une sélection officielle au Festival de Cannes (après Raoul Peck et L’Homme sur les quais en 1993).
Qui plus est, pour cette seconde montée des marches, une femme est à l’honneur : la jeune cinéaste haïtienne Gessica Généus.
D’abord actrice, elle a joué 15 ans dans des productions locales — avant que l’économie de cinéma de son pays ne finisse pas capoter. Elle est venue se former en France puis a créé sa société de production, “Ayizan Production” à Port-au-Prince afin de redonner des ambitions cinématographiques à un pays soumis aux catastrophes naturelles et troubles politiques.
Initiée au cinéma d’auteur européen dans un ciné-club de Port-au-Prince et impressionnée par les films des frères Dardenne, la jeune créatrice estima possible de faire du cinéma. Aidée par la France, elle a pu réaliser son projet. Néanmoins elle a dû ruser pour réaliser Freda dans un pays miné par les troubles politiques, la violence des gangs et les confinements.
D’autant que le film se situe sur fond du conflit et des manifestations liées au scandale de la “petrocaribe”. La réalisatrice a filmé pendant ce moment paroxysmique, avec la présence de slogans et le ressenti direct de la population.
D’une certaine manière, ce film est autobiographique. Gessica Généus a grandi à Port-au-Prince avec sa mère, sa petite sœur et son petit frère. Tous les ans, la famille déménageait en fonction du prix du loyer. Sa mère avait bien du mal à faire vivre la famille mais Gessica Généus se souvient qu’elle avait au moins un repas par jour car sa mère parvenait toujours à trouver une solution. “Elle disait : on ne peut pas être pauvre et bête à la fois. Elle avait conscience que pour étudier à l’école, il fallait avoir le ventre plein” rappelle la réalisatrice.
Elle a vu sa mère se taper la tête contre les murs et ne plus pouvoir parler. Elle a assisté à des tentatives d’exorcisme pour la désenvoûter particulièrement traumatisantes pour l’adolescente démunie jusqu’à ce que celle-là disparaisse et que Gessica soit transportée de famille en famille. Qualifiée de schizophrène, cette mère fut retrouvée. La réalisatrice a raconté cette histoire revenir dans son premier documentaire très poignant : Douvan jou ka leve.
Dans Freda, se découvre une trinité de femmes d’une même famille. Jeanette la mère qui se réfugie dans la religion, Esther la soeur au prénom biblique, séduisante, prête à sacrifier son propre bonheur pour sortir de la misère et à se blanchir la peau mais bien plus profonde qu’il n’y paraît au premier abord (elle le paiera au prix fort après un mariage désespéré ).
Et enfin Freda au prénom symbolique — Freda étant le Loa ( divinité) de l’amour et de la féminité dans le culte Vodou .
L’héroïne — étudiante en anthropologie — est rebelle, forte et fragile à la fois ; elle est la femme debout, véritable ” poto mitan” (“pilier” en haïtien). Elle cultive une relation avec Yeshua — artiste blessé à l’âme par l’échec de son exposition et rescapé d’une blessure physique suite à un tir d’armes de gang. Il est parti s’exiler en République Dominicaine : doit-elle le rejoindre comme il lui demande ou rester ? Cette question au-delà de cette histoire personnelle reste la question obsédante de tout haïtien.
Freda veut croire en l’avenir de son pays où la dualité entre les croyances animistes et la religion catholique importée par les colons reste constante. La seconde est symbolisée dans le film par un curé blanc qui profite du corps d’Esther. Et ce, en référence et écho à la possession des corps noirs par les colons blancs.
L’histoire est émouvante. Elle est réalisée au nom de toutes les Haïtiennes pour lesquelles, de génération en génération, un fardeau reste lourd sur leurs épaules. Instrumentalisées, les femmes témoignent de l’actualité de l’île et de ses injustices sociales et politiques. Mais la beauté reste de mise pour contrecarrer une telle servitude.
La réalisatrice d’un pays, qui fut première république noire du monde, filme pour exprimer la force des femmes et la fierté d’un peuple spolié en une fresque subtile, profonde , puissante. Celle d’une nation qui paie encore un lourd tribut à la douleur symbolisée par les larmes de la mère à la fin du film.
Freda la berce en tenant dans ses bras un pays entier. Reste à espérer que ce film soit largement distribué en France et obtienne le reconnaissance qu’il mérite.
voir la bande-annonce
jean-paul gavard-perret
Freda
De : Gessica Geneus
Avec : Néhémie Bastien, Fabiola Remy, Djanaïna François
Genre : Drame
Durée : 1H33mn
Sortie : 13 octobre 2021
Synopsis
Freda habite avec sa mère et sa soeur dans un quartier populaire de Port-au-Prince. Face aux défis du quotidien en Haïti, chacune se demande s’il faut partir ou rester.
Freda veut croire en l’avenir de son pays.
Haïti comme Algérie . Dame Geneus transmet avec sa trinité l’histoire des femmes soumises à tous les défis . Rien de mieux pour Gessica que le cinéma .