François Lallier introduit avec brio le parcours de Gaëtan Picon (1915–1976), « ni passéiste ni conservateur », présentant ses engagements esthétiques et commentant son attrait pour Jean-Auguste-Dominique Ingres (né à Montauban le 29 août 1780, mort à Paris le 14 janvier 1867).
Lallier relit Picon qui lit Ingres depuis les modernes, Courbet, Manet, parle de « cet étrange naturalisme transfiguré, [et d’]un système plastique [établissant] une première loi de cette peinture, une loi d’inexpressivité », ce qui va donner, selon Picon, « l’effet Ingres ». Or, « la fin de l’art, c’est le souhait d’un présent absolu. Un temps hors du temps, une utopie temporelle où nulle représentation n’aurait plus sa place, ne viendrait plus introduire sa distance propre ».
Quarante reproductions — dont des études et des dessins – accompagnent le texte de Gaëtan Picon. L’image couleur de la couverture est celle de l’autoportrait d’Ingres, dans la splendeur de sa jeunesse, peint en 1804 dans une dominante auburn et terre de Sienne. Le velouté chromatique, l’onctuosité des chairs fermes, l’habit de peintre — chemise plissée blanche, velours large, sobre, à la manière de Hals -, le regard à jamais posé vers nous, instituent puissance de la présence et tendresse de la touche, magnifiant l’artiste. Austérité et volupté sont concomitantes dans un fond neutre, neutralisé.
Pourtant, affirme Picon, « l’étrangeté d’Ingres » c’est « un regard sans histoire ». Je le ressens moi-même à la vue de ces êtres parfaits peints par le maître, « corps à l’abri de la corruption », préservés à jamais des outrages de la décomposition. Hors temps ou « juste au-dessus du niveau temps ». Picon écrit en admirateur de la peinture, en amoureux du grand art. Ingres, injustement décrié, se voit ici, dans cet essai datant de 1967, fortement réhabilité, compris, défendu. Le Torse d’homme (99 x 80 cm, avant 1800), rappelle la puissance masculine glorifiée par David.
Gaëtan Picon aborde l’œuvre d’Ingres à la fois de façon dynamique et contemplative, ébloui par le génie de l’artiste, qu’il subsume comme prodige, Ingres puisant aux sources des anciens, dont Raffaello Sanzio da Urbino, peintre et architecte italien de la Haute Renaissance, et du « grand Poussin ». De fait, avec le Portrait de Mademoiselle Rivière (100 x 70 cm, 1805), « presque une adolescente encore (…) une apparition intemporelle », cette jeune fille au long cou et visage lunaire (ressemblant à La Fornarina) semble presque une créature mi-cygne mi-femme, dont seule la face émerge de la blancheur d’une robe très simple de mousseline, Style Empire (inspirée des peplos romains), attachée sous la poitrine par un mince ruban argenté.
La beauté surnaturelle de cette femme-enfant vêtue comme à l’antique, redouble d’étrangeté avec les deux ailes de fourrure immaculée, poudreuse (l’hermine). Les mains, les bras, tels des pattes, sont pris et cachés dans de longs gants fourreaux ocre foncé. Le paysage du fond est figé dans un calme irréel. Ingres, intransigeant, ne produit ses chefs-d’œuvre qu’une fois ceux-ci maîtrisés par « d’innombrables dessins, esquisses ».
Picon qualifie l’art de J.-A. D. Ingres de « calme », de « paix des régions supérieures », de « refuge contre l’histoire ». La femme y est si totalement idéalisée qu’elle est inaccessible, comme créée par son Pygmalion. Quand elle est nue, elle ne l’est jamais complètement — là, un turban de facture orientale, ici, un riche bracelet, ailleurs, des étoffes savamment froissées la tiennent à distance de la crudité charnelle. Le critique parle de « grâce végétale », même si le peintre souffre pour mettre au monde tant de créatures rêvées. N’oublions pas que Picon a écrit ce brillant essai à l’époque de la dominante structuraliste, où le « vocabulaire de valorisation, de jugement » était « périmé ».
Picon pense et saisit la peinture habitée par une âme — donc éternelle, a-humaine -, telle « la robe d’un jour semble éternelle comme la nudité d’un corps ». Je lis l’isolement, la solitude des figures, de ces mortels, qui se trouvent « retirés de leur vie, [car] ces êtres sont également retirés du monde ». Et je rajouterais, des êtres qui furent et ne sont plus depuis longtemps. « Il flotte sur tout cela un soupçon de sorcellerie un peu nécrophile, un enchantement maléfique : comme si le magicien possédait ses créatures inviolées dans l’image de son miroir, buvait le sang à leur insu » - le peintre vampire ou vampirisé par ses créations ?
Dans le chapitre La Seconde ligne, Picon explicite la nature de la peinture : « l’illusion » — voire l’esthétique du trompe-l’œil de la peinture grecque, exemplifiée par le combat de Zeuxis et Parrhasios -, la peinture au résultat plus parfait que celui de la nature. Ingres s’oppose à la doxa qui place le procédé en tête, au mépris de la virtuosité technique de « l’objet représenté ».
Les déformations des colonnes vertébrales, les torsions des poses, légèrement anamorphosées, l’allongement de telle courbe ou de telle ligne, se situent au-delà du réalisme du modèle, Ingres déclarant « je hais le mouvement qui déplace les lignes » (cité par Maurice Serullaz, Les chefs-d’œuvre de la peinture au Louvre, Hachette, 1960).
La plume de Gaëtan Picon se raccorde au langage complexe des prodiges picturaux du peintre souverain, Ingres, en loue les détails « glorieux », les finitions glacées, les mirages plastiques, car « les choses n’ont pas à être faites, mais à être attirées ».
yasmina mahdi
Gaëtan Picon, Ingres, préf. François Lallier, éd. L’Atelier contemporain, parution 5 novembre 2021 — 7, 50 €.