Georges-Henri Soutou, Europa ! Les projets européens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste

L’Europe de l’Axe

Le IIIe Reich et l’Italie fas­ciste ont beau avoir été l’expression d’un natio­na­lisme poussé à ses der­nières extré­mi­tés, ils n’en ont pas moins éla­boré des pro­jets euro­péens, dans le sens d’une sorte d’unification du Vieux conti­nent. Pro­jets dans les­quels il serait gro­tesque de trou­ver les ori­gines de la construc­tion euro­péenne de notre temps mais qui n’en sont pas moins révé­la­teurs d’une vérité : tout le monde pen­sait à l’union de l’Europe, y com­pris les nazis et les fas­cistes.
On se plon­gera donc avec un très grand inté­rêt dans l’étude dense, incroya­ble­ment docu­men­tée et per­ti­nente que Georges-Henri Sou­tou consacre à cette ques­tion. Une étude hors des sen­tiers de l’historiquement cor­rect car, comme l’auteur le rap­pelle dans son intro­duc­tion, l’historien constate. Il constate « que l’Axe avait bien un pro­jet européen ».

Il appa­raît tout d’abord que le fas­cisme a décou­vert le thème euro­péen très vite car il se pro­po­sait comme un modèle poli­tique, et même de civi­li­sa­tion, aux autres pays euro­péens, et pas seule­ment comme une réac­tion anti­com­mu­niste. Après l’apogée de cette thé­ma­tique au tout début des années 1930, Mus­so­lini se tourna vers la Médi­ter­ra­née et un pro­jet impé­rial, tout en pen­sant tou­jours à éta­blir une forme de supra­na­tio­na­lité sur l’Europe sous la direc­tion de Rome.
Mais jusqu’à la chute du régime en 1943, et même à Salò, cette pro­blé­ma­tique ne dis­pa­rut jamais des réflexions.

Le nazisme s’avéra plus lent et atten­dit la Seconde Guerre mon­diale pour appro­fon­dir ce type de des­seins. Certes, il s’appuyait sur le pré­cé­dent de 1914–1918 qui avait vu naître un vrai pro­jet ter­ri­to­rial et éco­no­mique pour le conti­nent, mais, en vérité, à côté de ce plan plu­tôt conser­va­teur, en exis­taient deux autres, celui très idéo­lo­gique des struc­tures du NSDAP comme les SS, et bien sûr celui de Hit­ler.
Or, sa pen­sée demeure dif­fi­cile à décryp­ter car le Füh­rer s’est tou­jours refusé à pré­ci­ser ses réels buts de guerre une fois la vic­toire obtenue.

Georges-Henri Sou­tou par­vient tou­te­fois à en décryp­ter les mys­tères : Hit­ler ima­gi­nait une Europe unie poli­ti­que­ment et éco­no­mi­que­ment sous la direc­tion du Reich qui aurait absorbé un cer­tain nombre de ter­ri­toires ger­ma­niques. Au-delà, l’ensemble s’étendrait jusqu’au Moyen Orient, l’Afrique et l’Oural pour des rai­sons éco­no­miques évi­dentes : les matières pre­mières. L’autarcie ne serait en effet viable qu’au prix de la maî­trise de l’espace vital.
C’est là que se posa la ques­tion des rap­ports avec l’URSS : Hit­ler devait choi­sir entre la pour­suite de la col­la­bo­ra­tion inau­gu­rée en 1939 et l’écrasement de l’Union sovié­tique avant l’arrivée des Etats-Unis dans la guerre. Il choi­sit l’agression. Son impos­si­bi­lité de vaincre chan­gea alors com­plè­te­ment les don­nées du pro­blème européen.

Le point fon­da­men­tal de toute cette affaire – et qui fera grin­cer bien des dents – repose sur la convic­tion que le cadre de l’Etat-nation était dépassé et que seul désor­mais comp­taient les grands espaces. On retrouve aussi dans les pro­jets de l’Axe des pro­grammes d’infrastructures euro­péennes, de pla­ni­fi­ca­tions indus­trielles, et même d’union moné­taire avec pacte de dis­ci­pline bud­gé­taire ! En fait, ce ciment trans­na­tio­nal vient du refus de l’ordre libé­ral et démo­cra­tique de 1919, et du rêve d’une nou­velle Europe.
C’est ici que se situe le point de conver­gence avec les milieux col­la­bo­ra­tion­nistes pour les­quels l’union de l’Europe a été un thème idéo­lo­gique très mobi­li­sa­teur. De la col­la­bo­ra­tion à la résis­tance, tous ont rêvé d’Europe pour sur­mon­ter les consé­quences de la Grande Guerre et de la crise de 1929.

Une large place est consa­crée dans le livre à la poli­tique de Vichy dont Georges-Henri Sou­tou décrypte toutes les com­plexi­tés, loin des réduc­tions politico-historiques à l’œuvre de nos jours. Il montre qu’une mul­ti­tude de cou­rants s’opposaient autour du maré­chal Pétain, extrê­me­ment pru­dent en vérité, depuis les par­ti­sans de l’équilibre euro­péen aux adeptes d’une col­la­bo­ra­tion pous­sée. Chez ceux-ci se des­sina une claire ambi­tion d’inscrire la France dans une Europe anti­bol­ché­vique, voire une sorte de cobel­li­gé­rance façon Dar­lan.
Même Laval espé­rait doter le pays de la meilleure place pos­sible dans une Europe « enfin orga­ni­sée », « une Europe socia­liste ni libé­rale ni com­mu­niste », peu importe le prix à payer. Ce fut Hit­ler qui refusa d’aller aussi loin.

En fin de compte, Georges-Henri Sou­tou replace ce dos­sier très com­pli­qué dans son contexte, celui des années 1930–1940, et du pro­jet d’un espace euro­péen uni face au bol­ché­visme et au libé­ra­lisme anglo-saxon qu’on ne disait pas encore mon­dia­lisé. Il le fait en sou­li­gnant les per­ma­nences et les rup­tures, les conver­gences et les diver­gences avec le pro­jet euro­péen démo­cra­tique qui com­porte cer­tains points com­muns avec celui de l’Axe.
Ce livre le montre d’une manière magistrale.

fre­de­ric le moal

Georges-Henri Sou­tou, Europa ! Les pro­jets euro­péens de l’Allemagne nazie et de l’Italie fas­ciste, Tal­lan­dier, sep­tembre 2021, 540 p., –24,90 €.

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