Pourquoi Hollande sourit-il ? Est-ce parce qu’il accepte que la gauche et la politique ne soient plus désormais que des illusions entretenues par l’hypercapitalisme et ses médias ? Telle est la question malicieuse de Michel Surya, qui part d’un constat : notre actuel président, sitôt élu sur le mot « changement », s’est mis à gouverner selon le mot « crise ». De la promesse délibérément la plus vague, il est passé très vite passé à un discours de contraintes, de renoncements, et finalement de résignation face à l’hypercapitalisme, ses centres de décision et ses relais institutionnels, en un mot les marchés et les médias.
Mais l’ouvrage outrepasse de fort loin les limites d’un pamphlet, car l’auteur voit dans ce fait l’occasion d’une réflexion sur l’état actuel et sur la nature de la gauche, de la politique, du pouvoir et donc de l’hypercapitalisme, qui d’après lui, désormais les détient.
La question sur la gauche est lourde, décisive : peut-on encore attendre de la gauche une rupture, ou ne serait-ce qu’une réforme de l’hypercapitalisme ? Ou faut-il la tenir tout entière pour une force de modulation, et finalement de mise en acceptabilité de l’hypercapitalisme ? Un peuple a-t-il toujours ce qu’il mérite en démocratie ? Ne peut-il changer que l’allure de la domination? Sommes-nous simplement passés, de Sarkozy à Hollande, du visage grimaçant au visage souriant d’un même hypercapitalisme triomphant ?
La question sur la politique, qui en découle, est plus grave encore : y a-t-il encore une possibilité d’action politique, quel qu’en soit le but, ou bien la politique n’est-elle plus qu’une illusion, entretenue par les médias, qui en font un pur et simple spectacle, tandis que les décisions véritables sont prises ailleurs, directement par les décideurs et actionnaires des grandes entreprises ? La politique serait, au mieux, un divertissement, au pire une mise en acceptabilité de la domination réelle.
Mais alors, c’est la question du pouvoir qui est à renouveler. Depuis La Boétie, elle porte sur le motif de l’asservissement volontaire, sur l’illusion qui nous fait renoncer librement à notre liberté. Mais La Boétie appelait de ses vœux un mouvement politique, une libération. Si Surya a raison dans ses craintes, si la politique elle-même est en train de devenir la pièce maîtresse du mécanisme de l’assentiment, il n’y a plus guère d’espoir possible, puisqu’une éventuelle révolte aurait elle-même toutes les chances de retomber dans la politique et la production de l’assentiment, précisément parce qu’elle est d’emblée une idée politique.
Mais n’est-ce pas compter sans le peuple ? Celui que Rancière définit comme « le corrélat d’une tentative de domination » est-il sans ressource ? Ses luttes, depuis les Pharaons, n’ont-elles pas élargi l’essence du politique, en la forçant à accueillir, en plus des techniques de commandement, toutes les formes de critique du pouvoir ? Si assagis que puissent être ses représentants, le peuple lui-même est-il tombé dans l’incapacité de poser problème aux pouvoirs, de poser à nouveau la question sociale ? Notre question initiale : de quoi Hollande est-il le nom ?, seul le peuple peut la poser. Est-il le nouveau visage d’un hypercapitalisme adouci ? C’est possible, mais rien n’est moins sûr, car il n’y a pas d’hypercapitalisme adouci. Il faudra attendre les prochains grands mouvement sociaux pour savoir qui est Hollande : saura-t-il, comme Blum, se laisser pousser à des changements réels, ou sévira-t-il ? Il aura le choix, et le peuple sa réponse.
A nous, d’ici là, d’éclairer l’hypercapitalisme. Surya livre des « variations » très justes sur ce monde inverse et irréel où la politique est illusion, où l’argent est seul moral, où le partage est si bien remplacé par le jeu, voire le sacrifice de soi, que le commerce devient une religion, dont les meilleurs serviteurs pourraient bien être à gauche. On mesure à le lire à quel point l’hypercapitalisme reste encore largement à concevoir, car il trouvera plus d’adversaires, et mieux unis, si des avancées théoriques dénudent son fonctionnement, alimentent sa critique et suggèrent des issues.
A cet égard, comme beaucoup d’anticapitalistes, Surya m’honore en reprenant ce terme que j’ai proposé en 1995 au 1er Congrès Marx international, et qui avait fait le lendemain la Une de l’Humanité. Mais peu importe, au fond, car, au-delà du mot, nous avons besoin d’un concept d’hypercapitalisme. Je propose de le définir comme un mode de destruction fondé sur l’hypertravail, le travail imaginaire du consommateur, autrement plus rentable que le sur-travail, puisque le spectateur de publicité, par exemple, ajoute de la valeur au produit, puis paye ce surplus, en sorte que son travail est payant, et non plus simplement non payé. Voila pourquoi l’hypercapitalisme supplante le capitalisme, et licencie tant d’ouvriers. Voila pourquoi, comme le dit Surya, « l’hypercapitalisme ne sépare pas les producteurs et les consommateurs », et pourquoi « chacun y jouit de son assujettissement ».
Michel Surya signe ici un livre subtil, à l’écriture précieuse, où la lucidité de la critique est rendue impitoyable par des idées noires, à tous les sens du terme. A chaque paragraphe, on craint qu’il ait raison, et que les nouvelles formes du despotisme nous condamnent au drapeau noir de la mélancolie ou de la révolte. On craint peut-être au point de se réveiller, et d’ouvrir des possibles…
jean-paul galibert
Michel Surya, Les singes de leur idéal. Sur l’usage récent du mot « changement », De la domination, 5, éditions Lignes, janvier 2013, 69 p. - 13,00 €.