Michel Surya, Les singes de leur idéal. Sur l’usage récent du mot « changement », De la domination, 5

Le sou­rire de Hollande

Pour­quoi Hol­lande sourit-il ? Est-ce parce qu’il accepte que la gauche et la poli­tique ne soient plus désor­mais que des illu­sions entre­te­nues par l’hypercapitalisme et ses médias ? Telle est la ques­tion mali­cieuse de Michel Surya, qui part d’un constat : notre actuel pré­sident, sitôt élu sur le mot « chan­ge­ment », s’est mis à gou­ver­ner selon le mot « crise ». De la pro­messe déli­bé­ré­ment la plus vague, il est passé très vite passé à un dis­cours de contraintes, de renon­ce­ments, et fina­le­ment de rési­gna­tion face à l’hypercapitalisme, ses centres de déci­sion et ses relais ins­ti­tu­tion­nels, en un mot les mar­chés et les médias.
Mais l’ouvrage outre­passe de fort loin les limites d’un pam­phlet, car l’auteur voit dans ce fait l’occasion d’une réflexion sur l’état actuel et sur la nature de la gauche, de la poli­tique, du pou­voir et donc de l’hypercapitalisme, qui d’après lui, désor­mais les détient.
La ques­tion sur la gauche est lourde, déci­sive : peut-on encore attendre de la gauche une rup­ture, ou ne serait-ce qu’une réforme de l’hypercapitalisme ? Ou faut-il la tenir tout entière pour une force de modu­la­tion, et fina­le­ment de mise en accep­ta­bi­lité de l’hypercapitalisme ? Un peuple a-t-il tou­jours ce qu’il mérite en démo­cra­tie ? Ne peut-il chan­ger que l’allure de la domi­na­tion? Sommes-nous sim­ple­ment pas­sés, de Sar­kozy à Hol­lande, du visage gri­ma­çant au visage sou­riant d’un même hyper­ca­pi­ta­lisme triomphant ?

La ques­tion sur la poli­tique, qui en découle, est plus grave encore : y a-t-il encore une pos­si­bi­lité d’action poli­tique, quel qu’en soit le but, ou bien la poli­tique n’est-elle plus qu’une illu­sion, entre­te­nue par les médias, qui en font un pur et simple spec­tacle, tan­dis que les déci­sions véri­tables sont prises ailleurs, direc­te­ment par les déci­deurs et action­naires des grandes entre­prises ? La poli­tique serait, au mieux, un diver­tis­se­ment, au pire une mise en accep­ta­bi­lité de la domi­na­tion réelle.
Mais alors, c’est la ques­tion du pou­voir qui est à renou­ve­ler. Depuis La Boé­tie, elle porte sur le motif de l’asservissement volon­taire, sur l’illusion qui nous fait renon­cer libre­ment à notre liberté. Mais La Boé­tie appe­lait de ses vœux un mou­ve­ment poli­tique, une libé­ra­tion. Si Surya a rai­son dans ses craintes, si la poli­tique elle-même est en train de deve­nir la pièce maî­tresse du méca­nisme de l’assentiment, il n’y a plus guère d’espoir pos­sible, puisqu’une éven­tuelle révolte aurait elle-même toutes les chances de retom­ber dans la poli­tique et la pro­duc­tion de l’assentiment, pré­ci­sé­ment parce qu’elle est d’emblée une idée poli­tique.
Mais n’est-ce pas comp­ter sans le peuple ? Celui que Ran­cière défi­nit comme « le cor­ré­lat d’une ten­ta­tive de domi­na­tion » est-il sans res­source ? Ses luttes, depuis les Pha­raons, n’ont-elles pas élargi l’essence du poli­tique, en la for­çant à accueillir, en plus des tech­niques de com­man­de­ment, toutes les formes de cri­tique du pou­voir ? Si assa­gis que puissent être ses repré­sen­tants, le peuple lui-même est-il tombé dans l’incapacité de poser pro­blème aux pou­voirs, de poser à nou­veau la ques­tion sociale ? Notre ques­tion ini­tiale : de quoi Hol­lande est-il le nom ?, seul le peuple peut la poser. Est-il le nou­veau visage d’un hyper­ca­pi­ta­lisme adouci ? C’est pos­sible, mais rien n’est moins sûr, car il n’y a pas d’hypercapitalisme adouci. Il fau­dra attendre les pro­chains grands mou­ve­ment sociaux pour savoir qui est Hol­lande : saura-t-il, comme Blum, se lais­ser pous­ser à des chan­ge­ments réels, ou sévira-t-il ? Il aura le choix, et le peuple sa réponse.

A nous, d’ici là, d’éclairer l’hypercapitalisme. Surya livre des « varia­tions » très justes sur ce monde inverse et irréel où la poli­tique est illu­sion, où l’argent est seul moral, où le par­tage est si bien rem­placé par le jeu, voire le sacri­fice de soi, que le com­merce devient une reli­gion, dont les meilleurs ser­vi­teurs pour­raient bien être à gauche. On mesure à le lire à quel point l’hypercapitalisme reste encore lar­ge­ment à conce­voir, car il trou­vera plus d’adversaires, et mieux unis, si des avan­cées théo­riques dénudent son fonc­tion­ne­ment, ali­mentent sa cri­tique et sug­gèrent des issues.
A cet égard, comme beau­coup d’anticapitalistes, Surya m’honore en repre­nant ce terme que j’ai pro­posé en 1995 au 1er Congrès Marx inter­na­tio­nal, et qui avait fait le len­de­main la Une de l’Humanité. Mais peu importe, au fond, car, au-delà du mot, nous avons besoin d’un concept d’hypercapitalisme. Je pro­pose de le défi­nir comme un mode de des­truc­tion fondé sur l’hypertravail, le tra­vail ima­gi­naire du consom­ma­teur, autre­ment plus ren­table que le sur-travail, puisque le spec­ta­teur de publi­cité, par exemple, ajoute de la valeur au pro­duit, puis paye ce sur­plus, en sorte que son tra­vail est payant, et non plus sim­ple­ment non payé. Voila pour­quoi l’hypercapitalisme sup­plante le capi­ta­lisme, et licen­cie tant d’ouvriers. Voila pour­quoi, comme le dit Surya, « l’hypercapitalisme ne sépare pas les pro­duc­teurs et les consom­ma­teurs », et pour­quoi « cha­cun y jouit de son assu­jet­tis­se­ment ».
Michel Surya signe ici un livre sub­til, à l’écriture pré­cieuse, où la luci­dité de la cri­tique est ren­due impi­toyable par des idées noires, à tous les sens du terme. A chaque para­graphe, on craint qu’il ait rai­son, et que les nou­velles formes du des­po­tisme nous condamnent au dra­peau noir de la mélan­co­lie ou de la révolte. On craint peut-être au point de se réveiller, et d’ouvrir des possibles…

jean-paul gali­bert

Michel Surya, Les singes de leur idéal. Sur l’usage récent du mot « chan­ge­ment », De la domi­na­tion, 5, édi­tions Lignes, jan­vier 2013, 69 p. - 13,00 €.

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