Collectif, L’Espèce humaine et autres écrits des camps

Le nom impossible

Quoi de plus fort que ces textes où s’engouffre le cri déporté au-delà de lui-même ? Se retrouvent ici les corps nus des cadavres, les loco­mo­tives à vapeur qui cra­chaient leur fumée près des camps.
Bien d’autres choses encore dans cette nuit per­pé­tuelle des inno­cents où se fra­cassa toute une civilisation.

Au moment où pour diverses rai­sons la mémoire se trouble, ces divers textes per­mettent de dépas­ser le simple témoi­gnage. Preuve qu’il faut — n’en déplaise à cer­tain — de la lit­té­ra­ture pour faire res­sen­tir ce qui fut.
C’est en effet la force des mots qui per­mettent de témoi­gner de l’impensable.

Ces textes furent écrits entre 1946 et 1994 par des sur­vi­vants des camps nazis, non en guise de simple repor­tage sur les épi­sodes les plus hor­ribles qui laissent sans voix ou images, mais pour dire l’ordinaire du temps concen­tra­tion­naire et la mort qui y pla­nait. Certes, cha­cun des auteurs finit par avouer une cer­taine impos­si­bi­lité du dire.
Néan­moins, Robert Antelme et Sem­prun approchent au plus près l’indicible. Il revient donc au “men­songe” vrai de le lit­té­ra­ture de révé­ler la vérité de la vie et l’incommunicable d’une souf­france que nul ne peut imaginer.

Ici, les mots deviennent pour­tant des témoins asser­men­tables et ils sont plus que jamais néces­saires. C’est donc entre éthique et esthé­tique que tout se joue là où il faut trou­ver une forme pour que l’horreur soit audible, trans­mis­sible. Et Sem­prun de rap­pe­ler “Racon­ter bien, ça veut dire : de façon à être enten­dus. On n’y par­vien­dra pas sans un peu d’artifice. Suf­fi­sam­ment d’artifice pour que ça devienne de l’art”.
C’est alors que l’imagination des morts dans les camps per­met d’imaginer encore.

Cet ensemble montre com­ment un régime met­tant sous la botte un des pays les plus civi­li­sés fomenta une entre­prise sans pré­cé­dent de néga­tion de l’homme. Sont réunis sous forme de stèle des textes immé­mo­riaux dont L’Univers concen­tra­tion­naire de David Rous­set, L’Espèce humaine de Robert Antelme, De la mort à la vie — Nuit et brouillard de Jean Cay­rol, Ausch­witz et après : Aucun de nous ne revien­dra — Une connais­sance inutile de Char­lotte Delbo.
Tous nous rap­pellent l’histoire jamais finie. Ce qui en sur­git n’a pas de nom, ou le nom impossible.

D’où cette néces­sité de reve­nir à ces traces capables à la fois de tout et “de ne pas”. Avec ce silence entre les mots, entre les phrases. Et ne pou­vant sor­tir de ça.
Mais où des voix trouent la langue jusqu’au ver­tige incom­men­su­rable dans un espace en siphon dont ils deviennent la survivance.

jean-paul gavard-perret

Col­lec­tif, L’Espèce humaine et autres écrits des camps, édi­tion publiée sous la direc­tion de Domi­nique Moncond’huy avec la col­la­bo­ra­tion de Michèle Rosel­lini et Henri Scepi, Biblio­thèque de la Pléiade, Gal­li­mard, octobre 2021, 1696 p..

2 Comments

Filed under Essais / Documents / Biographies

2 Responses to Collectif, L’Espèce humaine et autres écrits des camps

  1. Anne Marie Carreira

    Bou­le­ver­sant !
    C’est grâce aux témoi­gnages des sur­vi­vants que la mémoire doit per­pé­tuer pour lais­ser aux nou­velles géné­ra­tions l’envie d’aimer, d’unir, de par­ta­ger ce monde où nous sommes justes des pas­sants et égaux. Mau­dites soient les guerres !
    Merci JPGP pour ce rap­pel bou­le­ver­sant mais si vrai .

  2. François Veilhan

    Merci pour votre bel article, tout en équi­libre entre néces­sité et émo­tion.
    Par contre je m’étonne que vous ne men­tion­nez pas “Le sang du ciel” de Piotr Rawicz, qui pour moi est une décou­verte.- même trait d’union avec Kafka que chez Imré Ker­tesh, mais avec une dimen­sion hal­lu­ci­na­toire qui nous fait perdre la rai­son et nous jette dans quelque chose d’immémorial, on est par­fois dans un tableau de Cha­gall.
    Fran­çois Veil­han.
    Musi­cien.
    Poète.

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