Enzo Crispino crée une oeuvre originale, attachante et poétique au plus au point. Et ce, tant dans ces images qui suggèrent le passé que celles qui montrent les ruines et la désagrégation du présent. Dans les deux cas, la solitude et l’absence suintent de partout. Le sentiment du temps — comme chez Ungaretti — est toujours présent. Dans une volonté d’épure, tant par ses filtres que ses cadrages, Crispino cerne quelque chose de juste du rapport du sujet à sa propre expérience du monde.
Mais celui-ci n’est pas une sorte d’en-deçà ou d’au-delà de l’image. Il est déjà fait de celle-ci, au sein du rectangle de chaque prise. Leur espace est à la fois ouvert mais clos. Le tout sans mener vers une régression fusionnelle stupide ou vers les exaltations d’une sublimation aphone qui nourrit bien des pathos artistiques.
Le photographe engage toujours une rude bataille pour se dégager de ce qui, du corps constitué de l’image, vient faire écran pour le déréaliser, en récuser l’inouï et l’assigner au lieu stricto sensu « commun ». Existe un effort d’arrachement aux assignations, aux représentations mortes parce que déjà mesurées.
La question qu’affronte le photographe est moins celle de l’irrémédiable écart entre le réel et les images que celle du fossé qui s’ouvre entre la coagulation de représentations que nous appelons « réalité » et les façons, irréductibles à ces représentations, par lesquelles le monde objectivement affecte nos vies. Et si de telles images font sens, c’est parce qu’elles viennent de l’obscurité, confusion, flux auxquels l’artiste italien donne un regard.
D’où le défi de l’oeuvre. Ses formes semblent avoir une allure étrange puisqu’il leur faut affirmer leur familiarité à ce qui n’est plus ou ce qui est en disparition. Ce qui est recherché et cultivé reste une mise en scène de l’écart entre le réel et ce que l’artiste en montre en créant des impressions plus ou moins tragiques mais de manière toujours plus douce que provocatrice.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Au travail, l’obligation morale d’être toujours à l’heure au travail est ma prérogative absolue ; il m’est impossible d’accepter de ne pas pouvoir respecter un horaire. D’autres jours, l’envie de consacrer de plus en plus de temps à ma recherche artistique personnelle.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je n’ai aucun souvenir d’enfance à évoquer. Je ne me souviens pas d’avoir eu une enfance. Comme beaucoup de mes pairs, j’ai commencé à travailler dès que possible. Un souvenir par-dessus tout, moi et mon frère jumeau, à l’âge de dix ans, dans une grande station-service, tenant tous deux un long bâton au bout duquel était fixée une éponge imbibée d’eau, prêts à nettoyer les pare-brise des voitures des clients. Et puis, ce geste qui est resté si fortement ancré dans ma mémoire, j’inclinais la tête et tendais la main comme on m’avait dit de le faire, pour recevoir cette petite aumône du client pour le travail offert. Même si je n’avais que dix ans, j’ai compris pour la première fois ce que cela signifiait de se sentir honteux.….
Aujourd’hui, 47 ans plus tard, chaque fois que je rencontre dans la rue de jeunes enfants non européens en difficulté et sans emploi, qui vous tendent la main pour un petit don, je ressens un coup de marteau dans le cœur. En un instant, ces souvenirs me procurent des sensations déstabilisantes.
A quoi avez-vous renoncé ?
La possibilité de continuer l’école. Jusqu’à mes quatorze ans (à l’époque c’était la fin de la scolarité obligatoire en Italie), j’allais à l’école le matin et l’après-midi je travaillais comme vendeur dans une épicerie et le soir après une journée épuisante, avec mes dernières forces physiques je devais faire les devoirs assignés par l’école. Après ça, comme mes autres frères et sœurs, j’ai toujours dû travailler. Nous étions une famille nombreuse avec huit enfants et un seul petit revenu, celui de mon père qui était cordiste. Nous avions besoin d’une aide financière à la maison et même si mon salaire était maigre, il constituait un soutien important pour la famille. Le fait de ne pas avoir pu poursuivre mes études reste mon plus grand regret.
D’où venez-vous ?
Je suis italien, née à Frattamaggiore, une ville de la province de Naples. En 1979 (j’avais 15 ans), ma famille et moi avons émigré dans le nord de l’Italie, à Reggio Emilia, à la recherche de conditions de vie et de travail plus dignes.
Qu’avez-vous reçu en ” héritage ” ?
Avoir “faim et soif” d’apprendre, vouloir combler ce vide qui a toujours été là, une faible tentative pour essayer de combler, ne serait-ce qu’en partie, ces nombreux écarts culturels difficiles à gérer, un fardeau atavique de plus en plus lourd. Je voulais savoir ce qu’était la Culture.
Grâce à ma passion pour la photographie, j’ai eu l’occasion de m’initier à divers domaines de la culture, par exemple en découvrant et en aimant lire, en apprenant et en étudiant la poésie de certains de mes poètes préférés, surtout Giuseppe Ungaretti. J’éprouve une forte fascination pour l’un de ses poèmes en particulier, intitulé “Sentimento del tempo”, qui a souvent été une source d’inspiration pour certains de mes projets photographiques.
Un petit de plaisir — quotidien ou non ?
Rien d’original, mais quand je peux, mais je n’en ai pas toujours l’occasion, j’aime particulièrement m’isoler de tout contexte en mettant mes écouteurs et en écoutant de la musique, cela m’aide aussi souvent à trouver des idées pour de nouveaux projets photographiques.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres photographes ?
“La photographie n’est pas une pure duplication ou un chronomètre de l’œil qui arrête le monde physique, mais c’est un langage dans lequel la différence entre reproduction et interprétation, aussi subtile soit-elle, existe et donne naissance à une infinité de mondes imaginaires”. (Luigi Ghirri). Je ne sais pas si ce que je produis photographiquement me distingue vraiment des autres photographes, mais je sais avec une certitude absolue que cette pensée du grand photographe italien Luigi Ghirri a fortement influencé ma façon de faire de la photographie depuis quelques années. Je ne me considère pas comme un véritable photographe, mais plutôt comme un interprète de la photographie. Je souhaite fortement personnaliser en interprétant ce qui a attiré mon regard dans le viseur de l’appareil photo. Je pense que ce n’est qu’en interprétant une prise de vue avec sa propre sensibilité que l’on peut réussir à transmettre les émotions personnelles qui s’en dégagent. Et ce n’est qu’en faisant cela que je sens que la photo est vraiment la mienne et que je m’y reconnais.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans le paysage ?
Comme tout le monde, la photographie de paysage est inévitablement la première approche pour quiconque veut commencer à photographier. Au cours des premières années, je me suis limité à produire ce que l’on appelle des cartes postales photographiques, mais avec le temps, j’ai ressenti le désir d’évaluer de manière plus articulée et plus approfondie ce que le paysage représentait pour moi. J’ai commencé à étudier l’anthropisation du territoire, en l’observant, puis en le questionnant et enfin en l’interprétant. Depuis, je me suis consacré à la réalisation de projets photographiques sur les thèmes de l’abandon et de la défiguration du territoire par l’urbanisation excessive.
Qu’elle fut votre première lecture ?
Je m’en souviens très bien avec l’extraordinaire roman d’Umberto Eco, “Le nom de la rose”. Je me souviens encore très bien de certains passages du roman, comme la rencontre, magnifiquement écrite, entre Ubertino da Casale et Guglielmo da Baskerville.
Quelle musique écoutez-vous ?
Je n’ai pas de préférence particulière et je suis très inconstant, je me laisse entraîner dans le choix de la musique à écouter par les sentiments émotionnels qui ont marqué ma journée.
Quel livre aimez-vous relire ?
Je n’ai aucun doute : “Les cendres d’Angela” de Frank McCurt, un livre qui parvient à toucher les sentiments profondément.
Quel film vous fait pleurer ?
J’en ai deux que j’aime profondément et qui sont tous deux de réalisateurs italiens. Le premier est le chef-d’œuvre monumental de Bernardo Bertolucci, “Novecento”. Un film épique qui raconte les débuts de l’émancipation des droits des paysans dans le monde du travail.
Le second est “Incompreso”, un film de Luigi Comencini de 1966. Il raconte l’histoire d’un père veuf avec deux fils, un jeune auquel il consacre toute son attention, négligeant son fils aîné, qu’il perd dans un banal accident de jeu avec son petit frère. Chaque fois que je les ai vus à la télévision, j’ai été incapable de retenir mes larmes. Ils m’ont toujours impliqué émotionnellement.
Quand vous vous regardez dans le miroir, qui voyez-vous ?
Un homme ordinaire, un métallurgiste avec une grande passion pour la photographie, qui est mon souffle et mon identité.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Je ne me suis jamais posé la question, je pense qu’on peut écrire à n’importe qui, même à une personnalité éminente si on en a besoin. L’important est de toujours le faire dans le respect de la personne et avec la plus grande politesse.
Quelle ville ou quel lieu est un mythe pour vous ?
Je n’ai pas eu l’occasion de voyager beaucoup et, par conséquent, de connaître plusieurs villes ou lieux. J’ai visité Londres, Berlin et Paris, mais la ville de Londres est celle qui m’a le plus attiré.
De quels artistes et écrivains vous sentez-vous le plus proche ?
En partie, je pense que j’ai peut-être déjà répondu indirectement à cette question dans deux questions précédentes. Dans le domaine de la photographie, Luigi Ghirri est mon professeur, j’ai étudié à travers ses livres sa pensée sur ce qu’est la photographie et cela m’a éclairé, et Saul Leiter, un grand artiste que j’aime beaucoup. Dans le domaine de la littérature, le poète Giuseppe Ungaretti.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Des livres de photographie pour étoffer ma petite collection personnelle.
Mais que représente-t-il ? Je n’ai jamais prêté beaucoup d’attention à mon anniversaire, c’est en soi un jour que je n’ai jamais aimé célébrer et il porte des traces de souvenirs désagréables liés à ma non-enfance.
Que pensez-vous de la phrase de Lacan : ” L’amour, c’est donner quelque chose que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ” ?
Je pense que cela signifie que parfois nous devons accepter nos limites.
Que pensez-vous de W. Allen : “La réponse est oui, mais quelle était la question ?
Que je suis là à t’écouter, tu as mon attention, je suis là.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Si je suis heureux…
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 10 octobre 2021.
Cet entretien me touche profondément . Il fait écho en moi sur les souvenirs identiques de ma non-enfance . Cette volonté farouche d’apprendre , se cultiver pour combler ce vide que je ressens encore aujourd’hui et m’empêche d’avoir confiance en moi . Respect pour ce monsieur qui a su outrepasser et vaincre ses difficultés et ses barrières, pour vivre sa passion et devenir certainement quelqu’un de bien !
Merci beaucoup pour cette nouvelle attention.
Enzo Crispino
Bonjour Mme Anne Marie Carreira, merci beaucoup.
Enzo Crispino