Le destin hors du commun d’une femme libre
Médée est considérée, dans la mythologie grecque, comme un monstre, une infanticide, une criminelle. Sa route est semée de cadavres. Mais, elle est une des rares figures féminines qui joue un rôle important dans plusieurs aventures.
Cette intégrale regroupe les quatre albums réalisés par Blandine le Callet et Nancy Peña, parus entre 2013 et 2019. Dans cette série, la scénariste donne la parole à l’héroïne qui raconte sa véritable histoire, détaille les événements de la manière dont elle les a vécus, dont elle les a subis.
C’est depuis l’île où elle attend sa fin que Médée, vieille femme, se remémore les différentes étapes de sa vie, ayant moins peur de la mort que de ses souvenirs. Elle revoit son enfance, les liens tendres avec son père, le roi de Colchide, les soins qu’elle apporte à son frère quelque peu déficient. C’est l’éducation qu’elle reçoit, sa formation par les prêtresses d’Hécate, une déesse qui est sa cousine.
Elle met sa connaissance sur l’usage des plantes, des philtres, l’art des incantations pour soulager les maux de ses proches. C’est une jeune femme savante, forte, puissante, éprise de liberté dans un univers où elles sont soumises à l’autorité des hommes.
À seize ans, quand Jason et ses sbires arrivent en Colchide, elle en tombe amoureuse. Lorsque celui-ci dévoile les raison de sa présence, elle n’hésite pas à proposer son aide pour s’emparer de la Toison d’Or à condition qu’il l’épouse. Elle met tout en œuvre pour qu’il réussisse sa mission : trahit son père, quitte tout ce qui faisait sa vie pour le suivre. Pour protéger leur fuite, elle sacrifie son frère.
De retour à Iolcas, Jason doit composer avec le roi Pélias. Pour aider son époux dans son accession au trône, elle manigance et fait tuer le roi par ses filles. Il leur faut échapper à la fureur d’Acaste, le plus légitime des prétendants à al royauté. Ils trouvent refuge chez Créon, en Corinthe. Elle donne deux garçons à Jason et sept années de bonheur s’écoulent. Acaste veut venger la mort de Pélias et menace Créon. Celui-ci oblige Médée, la barbare, à l’exil et garde Jason à qui il donne sa fille Créüse. Médée se sent si abandonnée par Jason qu’elle décide de lui enlever sa fiancée en la faisant brûler, qu’elle poignarde ses deux fils pour le punir.
Elle se réfugie à Athènes sous la protection du roi Égée qui l’épouse. Mais…
Médée est une figure complexe de la mythologie car elle fait, selon les points de vue, figure de coupable ou une victime. Pour les phallocrates de l’époque, c’est un monstre car le meurtre commis par une femme était bien plus condamnable que ceux commis par les hommes. Combien Ulysse et les autres, ont-ils, sans perdre leur aura de héros, trucidé d’individus ? De plus, sans Médée, il n’y a pas d’histoire de Jason. Mais avec Médée, le Jason héroïque disparaît.
C’est une personne instruite, une figure de la connaissance. Mais elle semble changer. De la jeune femme qui dispense une certaine bienveillance, elle évolue vers un personnage de plus en plus sombre, maléfique au fil de ses aventures. Médée souffre du racisme des Grecs pour qui tous les autres sont des barbares avec toutes les connotations négatives attachées à ce statut. Elle est une étrangère. Quand elle et Jason arrivent au palais d’Iolcas, le vieux roi s’offusque qu’il soit avec une épouse barbare et demande qu’on l’emmène hors de sa vue. Médée transgresse toutes les règles de la cité. Elle trahit, viole les organisations établies, détruit l’ordre de la cité en remettant en cause une société où l’homme exerce une domination totale. N’hésite-t-elle pas à tuer des hommes sur son passage tels Aiétès, Apsyrtos son frère Pélias, Créon, elle assassine ses propres enfants…
La scénariste prend le parti de lui donner la parole, de raconter sa vie. Blandine Le Callet énonce avec soin les grandes péripéties vécues par Médée, les sentiments qui l’animent, ses réactions, sa volonté de rester libre tout en vivant un amour absolu pour Jason. Elle dresse un portrait tout en nuances, décrit avec finesse les émotions ressenties, montre le caractère de l’héroïne, les contextes dans lesquels elle a évolué et qui ont conditionné ses actes.
Nancy Peña assure le dessin des quatre tomes. Elle exécute un trait réaliste et synthétique. Elle donne à ses personnages la stature de l’époque et les dote de visages et de regards fort expressifs. Elle privilégie des plans rapprochés et n’hésite pas à proposer des vues de groupes. Elle soigne les détails que ce soient ceux relatifs aux vêtements, instruments, ustensiles et signe de beaux décors tant d’intérieurs que des vues panoramiques.
La mise en couleur se partage entre Sophie Dumas, Céline Badaroux et Nancy Peña qui usent de larges aplats de teintes pures et lumineuses qui restituent la lumière que l’on peut observer dans cette zone terrestre. Outre les récits, on trouve un tableau généalogique de Médée et un abécédaire fort détaillé révélant quelques secrets de réalisation des albums tels que les sources, les choix scénaristiques et artistiques…
Avec cette intégrale, les auteures signent une belle saga, magnifiquement racontée et illustrée, mettant en scène une femme forte, amoureuse, contrainte à des actes difficiles, qui a été vouée aux gémonies parce qu’une femme ne devait pas être libre.
serge perraud
Blandine le Callet (scénario), Nancy Peña (dessin et couleurs), Sophie Dumas et Céline Badaroux (couleurs), Médée – Intégrale, Casterman, septembre 2021, 320 p. – 30,00 €.