C’est en fin de roman que le lecteur découvre qui se cache derrière le narrateur. Jusque-là, il aura délivré son existence par son propre récit ainsi que par certains documents, comptes rendus ou rapports adjacents. Le tout n’est pas forcément linéaire mais le narrateur finit par délivrer la clé de sa “fiction” : “Je sais maintenant que cet ouvrage est avant tout un plaidoyer en faveur des enfances brisées.“
Mais cela ne suffit pour épuiser le sens d’une telle fiction digne parfois d’une sorte d’embolie quasi-schizophrénique.
D’autant que le narrateur vit des existences multiples au sein de sa quête échevelée de celui qui l’a trahi. Mais il n’est pas le seul. Car le narrateur — écrivain à ses heures — est un mythomane auteur de ses propres mythologies. Il y a là bien des aventures qui se contredisent et qui cassent un des mensonges vrais du narrateur. Il voudrait faire croire que jusque là, il s’était contenté de “narrer des aventures quasi-idylliques, de quoi faire rêver les ménagères et les amoureux transis”.
Le doute est permis mais ce qui demeure certain, c’est qu’ici “sa verve littéraire explose vers des tréfonds” qui lui ressemblent trop.
Si bien que celui qui aurait pu “devenir pédophile ou un monstre apparenté” a juste juste opéré dans sa vie une “schize” : d’un côté l’être intime, répugnant et l’autre, le social, qui n’existe pas.” Tout pourrait après tout se simplifier dans un acte d’allégeance à lui-même.
Néanmoins, sa vie est “une succession de ratés. Je passe à côté de tout sans rien voir.” Voire…
Certes, le narrateur s’aime peu. Du moins, c’est ce qu’il affirme car force est de constater qu’il prend un malin plaisir à faire état de sa faconde à lécher ses propres plaies en bourreau de lui-même en ses dérives, failles et tourments jusqu’à reconstituer à ce qui l’a mené dans la prison où il finit sa vie. Mais la reconstitution de son parcours ne va pas sans des fantaisies à propos des personnages qui le peuplent. Dès lors, une telle autofiction d’un narrateur est sujet à caution.
Sous l’histoire policière ou dessus, surgit entre autres un bel ensemble de femmes : sa mère bien sûr et d’autres qui n’ont pas plus de vertus — mais pas moins : Zoé l’Antillaise lui sert de caution à bien des cachotteries, Martha plus suave et légère — qui elle aussi connut le trottoir — lui obéit. Agnès est la maternante, “enveloppante, douceâtre, dégoulinante de bons sentiments” et de graisse. Anna la squelettique, anorexique, hystérique est aussi une même fille dite de joie mais qui casse les prix.
Toutes ramènent le narrateur au peu qu’il est et c’est pour cela qu’il les a choisies. D’où la force de cette fiction fantasmagorique empreinte de déréliction. Ici, la légende se veut avant tout insipide. Et en jaillit le charme délétère. Là où se reconstitue un passé qui convienne, au détriment de la vérité pour celui qui, tout compte fait, éprouve malgré ses dires une compassion envers lui-même.
Le lecteur ne la partage pas forcément, pire : il s’amuse au détriment d’un enchanteur pourrissant.
Egaré dans ses armures et ses turpitudes plus ou moins avouées, il est le miroir de celles et ceux qui l’ont plus ou moins enrichi, ruiné ou accompagné jusqu’à ce que mort s’ensuive.
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jean-paul gavard-perret
Anne Perrin, Bleue est la morsure, Jacques Flament éditeur, coll. Zone Franche, 2021, 143 p.