Anne Perrin, Bleue est la morsure

L’enchan­teur pourrissant

C’est en fin de roman que le lec­teur découvre qui se cache der­rière le nar­ra­teur. Jusque-là, il aura déli­vré son exis­tence par son propre récit ainsi que par cer­tains docu­ments, comptes ren­dus ou rap­ports adja­cents. Le tout n’est pas for­cé­ment linéaire mais le nar­ra­teur finit par déli­vrer la clé de sa “fic­tion” : “Je sais main­te­nant que cet ouvrage est avant tout un plai­doyer en faveur des enfances bri­sées.“
Mais cela ne suf­fit  pour épui­ser le sens d’une telle fic­tion digne par­fois d’une sorte d’embolie quasi-schizophrénique.

D’autant que le nar­ra­teur vit des exis­tences mul­tiples au sein de sa quête éche­ve­lée de celui qui l’a trahi. Mais il n’est pas le seul. Car le nar­ra­teur — écri­vain à ses heures — est un mytho­mane auteur de ses propres mytho­lo­gies. Il y a là bien des aven­tures qui se contre­disent et qui cassent un des men­songes vrais du nar­ra­teur. Il vou­drait faire croire que jusque là, il s’était contenté de “nar­rer des aven­tures quasi-idylliques, de quoi faire rêver les ména­gères et les amou­reux tran­sis”.
Le doute est per­mis mais ce qui demeure cer­tain, c’est qu’ici “sa verve lit­té­raire explose vers des tré­fonds” qui lui res­semblent trop.

Si bien que celui qui aurait pu “deve­nir pédo­phile ou un monstre appa­renté” a juste juste opéré dans sa vie une “schize” : d’un côté l’être intime, répu­gnant et l’autre, le social, qui n’existe pas.” Tout pour­rait après tout se sim­pli­fier dans un acte d’allégeance à lui-même.
Néan­moins, sa vie est “une suc­ces­sion de ratés. Je passe à côté de tout sans rien voir.” Voire…

Certes, le nar­ra­teur s’aime peu. Du moins, c’est ce qu’il affirme car force est de consta­ter qu’il prend un malin plai­sir à faire état de sa faconde à lécher ses propres plaies en bour­reau de lui-même en ses dérives, failles et tour­ments jusqu’à recons­ti­tuer à ce qui l’a mené dans la pri­son où il finit sa vie. Mais la recons­ti­tu­tion de son par­cours ne va pas sans des fan­tai­sies à pro­pos des per­son­nages qui le peuplent. Dès lors, une telle auto­fic­tion d’un nar­ra­teur est sujet à cau­tion.
Sous l’histoire poli­cière ou des­sus, sur­git entre autres un bel ensemble de femmes : sa mère bien sûr et d’autres qui n’ont pas plus de ver­tus — mais pas moins : Zoé l’Antillaise lui sert de cau­tion à bien des cachot­te­ries, Mar­tha plus suave et légère — qui elle aussi connut le trot­toir — lui obéit. Agnès est la mater­nante, “enve­lop­pante, dou­ceâtre, dégou­li­nante de bons sen­ti­ments” et de graisse. Anna la sque­let­tique, ano­rexique, hys­té­rique est aussi une même fille dite de joie mais qui casse les prix.

Toutes ramènent le nar­ra­teur au peu qu’il est et c’est pour cela qu’il les a choi­sies. D’où la force de cette fic­tion fan­tas­ma­go­rique empreinte de déré­lic­tion. Ici, la légende se veut avant tout insi­pide. Et en jaillit le charme délé­tère. Là où se recons­ti­tue un passé qui convienne, au détri­ment de la vérité pour celui qui, tout compte fait, éprouve mal­gré ses dires une com­pas­sion envers lui-même.
Le lec­teur ne la par­tage pas for­cé­ment, pire : il s’amuse au détri­ment d’un enchan­teur pourrissant.

Egaré dans ses armures et ses tur­pi­tudes plus ou moins avouées, il est le miroir de celles et ceux qui l’ont plus ou moins enri­chi, ruiné ou accom­pa­gné jusqu’à ce que mort s’ensuive.

lire notre entre­tien avec l’auteure

jean-paul gavard-perret

Anne Per­rin, Bleue est la mor­sureJacques Fla­ment édi­teur, coll. Zone Franche, 2021, 143 p.

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