Et si les mers et océans disparaissaient… Entretien avec Aurélie Wellenstein, la conceptrice de ce désastre (La Baleine blanche des mers mortes)

L’acti­vité humaine a eu rai­son de l’eau. Mers et océans ont dis­paru entraî­nant la mort de toute vie marine. Mais ces morts, tant l’eau que ses habi­tants, ont décidé de se ven­ger et reviennent comme fan­tômes han­ter les humains sur­vi­vants.
Auré­lie Wel­len­stein, qui écrit pour la jeu­nesse, reprend une par­tie du thème de son roman Mers mortes, adap­tant son his­toire pour une mise en images inti­tu­lée, parue fin sep­tembre 2021 aux édi­tions Bam­boo sous le label Drakoo.

Cette fable éco­lo­gique, cette méta­phore fan­tas­tique aborde des ques­tions très contem­po­raines telles que la pol­lu­tion, la mal­trai­tance ani­male, la mise en dan­ger du pou­mon bleu de la Terre. Ce récit, sin­gu­liè­re­ment fas­ci­nant, met en scène des per­son­nages forts, emblé­ma­tiques, dans des décors superbes. La mise en images d’Olivier Bois­com­mun, en cou­leurs directes, donne aux eaux fan­tômes la même lumi­no­sité, les mêmes reflets que ceux que l’on peut admi­rer encore aujourd’hui.

Ren­contre avec une auteure qui a beau­coup de choses à dire et qui le dit bien…

lelitteraire.com : Si vous repre­nez quelques idées de votre roman, vous modi­fiez pro­fon­dé­ment l’intrigue pour le pré­sent scé­na­rio. Pour­quoi ce choix de ne pas faire une adap­ta­tion de votre livre ?
Auré­lie Wel­len­stein : Je suis atta­chée à cet uni­vers. J’avais envie de l’aborder dans un autre contexte, avec un nou­vel angle. Un seul per­son­nage a été conservé, celui de Ben­gale. Cela me per­met­tait de racon­ter le début de sa tra­jec­toire. On lui découvre un autre visage, avant qu’il ne devienne le capi­taine d’un vais­seau fan­tôme, navi­guant sur les mers mortes. L’histoire se passe quelques années avant l’intrigue du roman. Nous sommes à Paris, dans sa ver­sion dévas­tée par la guerre de l’eau, et han­tée par les ani­maux marins. J’aime l’idée, dans sa fan­tai­sie et sa poé­sie, d’imaginer une baleine nager au-dessus de la ville.

Est-ce l’écriture de votre pre­mier scé­na­rio ? L’approche est-elle fort dif­fé­rente de celle d’un roman ?
Mathé­ma­ti­que­ment, c’est mon deuxième, mais c’est le pre­mier publié. L’autre BD arri­vera cou­rant 2022. L’approche est dif­fé­rente dans la mesure où la place est plus limi­tée. Il faut donc frap­per fort au cœur. C’est presque du “court métrage” par rap­port à un “long métrage”. Plus vite qu’en roman encore, les enjeux doivent être posés et les per­son­nages, bien intro­duits. En matière de créa­ti­vité pure, elle demande un autre type d’énergie, à mon sens. Quand j’écris un roman, je visua­lise la scène, mais je la laisse se déployer, et ce mou­ve­ment est assez fluide, plus “étalé”. Je l’écris en même temps qu’elle se déroule, j’ai l’impression d’avancer en même temps qu’elle. En BD, je visua­lise la scène dans ma tête, sans tou­cher au cla­vier. Je fais un gros effort car je veux vrai­ment en dis­cer­ner tous les détails et j’appuie sur “pause”, men­ta­le­ment, pour arrê­ter l’image sur les scènes clés, celles qui vont être des­si­nées. Quand quand j’ai effec­tué ce tra­vail dans ma tête, je tape fré­né­ti­que­ment sur le cla­vier pour ne rien oublier. Au bout de trois pages, je suis morte, l’esprit tout sec comme un vieux pru­neau ! Je trouve que d’un côté, c’est une course de fond, et de l’autre un sprint. L’effort est plus violent pour moi. Mais je sup­pose que c’est très per­son­nel, et je ne dirais peut-être plus cela dans quelques années.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de pas­ser de l’écriture d’un roman à celle d’un scé­na­rio de bande des­si­née ?
Je fai­sais de la BD quand j’étais ado. J’ai hésité pen­dant quelques années entre les deux for­mats, en pas­sant de l’un à l’autre. Et puis, j’ai décidé de me consa­crer au roman exclu­si­ve­ment, parce que je sen­tais que je ne pour­rais pas à la fois me per­fec­tion­ner en des­sin ET en écri­ture. Je devais faire un choix. Du coup, c’est extra­or­di­naire pour moi de pou­voir reve­nir à la BD, mais avec le talent et la sen­si­bi­lité d’un artiste qui met en images mes scénarios.

Pour­quoi imaginez-vous une dis­pa­ri­tion des océans alors que les scien­ti­fiques, à l’heure actuelle, pré­voient plu­tôt une élé­va­tion du niveau des mers ?
Vous avez tout à fait rai­son. A priori, le futur verra pro­ba­ble­ment le niveau de la mer s’élever. Le pos­tu­lat de la dis­pa­ri­tion des mers n’est pas scien­ti­fique, c’est une licence poé­tique, une méta­phore de la des­truc­tion et du mas­sacre que nous opé­rons. Mon objec­tif est de frap­per l’imaginaire du lec­teur. La fan­tasy per­met de réflé­chir à des ques­tions actuelles, à tra­vers un prisme fan­tas­tique. Elle esquisse un pas de côté, tout en étant abor­dant des situa­tions bien réelles : la sur­pêche, la pol­lu­tion, la mal­trai­tance… Si je vous dis que l’on estime le nombre de pois­sons pêchés chaque année à 1000 mil­liards, c’est ter­rible, mais dif­fi­cile à conce­voir. On peine à se repré­sen­ter la réa­lité d’un chiffre aussi énorme. Le récit de fic­tion va vous par­ler de cela, mais en se foca­li­sant sur des per­son­nages, sur une his­toire, et sus­ci­ter fina­le­ment une émo­tion. Par l’intime, para­doxa­le­ment, on remonte à l’universel. La sta­tis­tique s’incarne, elle prend corps, et on aura plus ten­dance à être touché.

L’eau est liée inti­me­ment à la pla­nète Terre. Com­ment peut-elle dis­pa­raître ? Où avez-vous dis­si­mulé l’énorme quan­tité qu’elle repré­sente ?
 Il s’agit de fan­tasy, c’est du post-apoétique qui demande un effort de sus­pen­sion de la cré­du­lité, en effet !

Pour­quoi ima­gi­ner des Mers mortes qui reviennent, sous formes de fan­tômes, pour englou­tir le monde en por­tant en elles des ani­maux marins morts. Ceux-ci sont bien déci­dés à se ven­ger de ce que leur ont fait subir les humains.
C’est une idée qui m’est venue de façon assez abrupte. Depuis toute petite, j’ai cette colère qui brûle en moi, un désir de revanche des ani­maux sur leurs bour­reaux. C’est mon côté nihiliste.

Vous sem­blez très sen­si­bi­li­sée à la souf­france ani­male. Est-ce parce que vous aimez évo­quer la part ani­male de l’Homme (Homme pris au sens géné­rique qui inclut, bien sûr, l’autre moi­tié de l’humanité) ?
 En vérité, même si on a ten­dance à l’oublier, les hommes sont des ani­maux. Je suis effa­rée par la souf­france que nous créons sur cette Terre, en exploi­tant les ani­maux, y com­pris pour des diver­tis­se­ments abjects : la cor­rida, le cirque, les del­phi­na­riums etc. On nous enseigne l’idée que l’homme est un être supé­rieur, placé au som­met de la créa­tion, et pour­tant l’histoire de l’homme est jalon­née de guerres, géno­cides, viols, tor­tures… Il serait temps de rompre avec le modèle anthro­po­cen­tré au pro­fit d’un biocentrisme.

Les ani­maux occupent-ils une large part dans votre œuvre et dans cet album ?
Oui, tout à fait. Dans la BD, nous racon­tons l’histoire du point de vue de deux humains, mais à plu­sieurs reprises, nous invi­tons le lec­teur à épou­ser le regard des animaux.

À pro­pos d’animaux, le titre de l’album est La Baleine Blanche des mers mortes. Cette baleine est-elle un hom­mage au fan­tas­tique Mel­ville et à sa Moby Dick ?
Oui, c’est exact, même s’il ne s’agit pas d’un cacha­lot, et que nous ne sommes pas du point de vue des pêcheurs.

L’essentiel de votre scé­na­rio se déroule à Paris et à l’Opéra Gar­nier. Pour­quoi ce choix ? Est-ce un bel inté­rêt pour la musique, pour le chant des Baleines, parce que vous aimez ce lieu ?
L’idée de com­mu­ni­quer avec l’animal fan­tôme via la musique me sédui­sait. Celle aussi de situer l’action dans un envi­ron­ne­ment magni­fique, dressé au milieu d’un Paris dévasté. Oli­vier Bois­com­mun a des­siné de somp­tueuses repré­sen­ta­tions de l’Opéra et de Paris, c’est très impres­sion­nant à voir.

Outre le milieu marin dis­paru et les fan­tômes, votre récit est porté par deux per­son­nages fort sin­gu­liers : Chry­saora et Ben­gale. D’où viennent-ils et com­ment avez-vous retenu leurs patro­nymes ?
Dans l’idéal, mon objec­tif est de suivre la tra­jec­toire de radi­ca­li­sa­tion de Ben­gale, com­ment il en vient à chan­ger de camp, à pas­ser du côté des spectres, et pour quelles rai­sons. Chry­saora joue un rôle déter­mi­nant dans l’évolution de sa réflexion. Ils sont pour­tant très dif­fé­rents. Leur rap­pro­che­ment va leur per­mettre de bou­ger — sur­tout lui.
Pour les noms, Chry­saora vient d’un genre de méduse, et nous nous sommes amu­sés à lui faire une che­ve­lure dont les cou­leurs évoquent cet ani­mal. Elle est fas­ci­née par les méduses, elle vou­drait en deve­nir une… Ben­gale s’est choisi ce patro­nyme en rap­port avec le golfe du Ben­gale. Par la suite, dans le roman, il va don­ner à chaque membre de son équi­page un sur­nom en rap­port avec la mer.

Vous faites inter­ve­nir des har­pon­neurs mais sur­tout des exor­cistes. Sont-ils proches de ceux qui exercent pour la reli­gion catho­lique ? Pour­quoi le choix de cette déno­mi­na­tion ?
C’est une repré­sen­ta­tion fan­tas­tique de l’exorciste, plus proche de celle que l’on fan­tasme que de la réa­lité. Il se trouve que je connais un peu le tra­vail des prêtres exor­cistes du dio­cèse d’Ile de France, et ça n’a vrai­ment rien à voir avec mon his­toire ! Non, encore une fois, nous évo­luons en fantasy.

La pos­ses­sion, quel que soit sa forme : esprits, démons, folie…, inter­vient dans vos textes. On la retrouve très pré­sente dans votre intrigue. Qu’est-ce qui vous inté­resse dans ce thème ?
Oui, c’est vrai. Je crois qu’on ne choi­sit pas ses thé­ma­tiques, ses obses­sions. On tourne autour toute sa vie. J’évolue un peu à la fron­tière de tous ces domaines : la psy­chia­trie, la spi­ri­tua­lité, la drogue. For­cé­ment, cela se res­sent dans mes fictions.

Chry­saora, qui est aussi la déno­mi­na­tion d’une espèce de méduse, est en osmose avec ces pela­gi­dées. Avez-vous une affec­tion par­ti­cu­lière pour les méduses ?
 Mon pré­nom, Auré­lie, est aussi celui d’une espèce de méduse, la méduse bleue ou méduse lune (Aure­lia aurita). Elles sont magni­fiques et quand vous les regar­dez évo­luer sous l’eau, on dirait des spectres. En revanche, j’en ai très peur. Quand j’en vois une, je décampe !

Le milieu marin est une des com­po­santes prin­ci­pales de l’intrigue de cette bande des­si­née. Quel rap­port entretenez-vous avec lui ?
 Je suis sou­vent sur les bords de la Manche, mais je m’arrête au rivage, jus­te­ment. Bien sûr, j’aimerais nager avec des dau­phins, mais je crois que les humains devraient res­ter sur la terre ferme et lais­ser les ani­maux marins dans la paix de leur royaume et ne plus l’envahir (sur­tout pour les tuer ou tout polluer…).

La Fan­tasy est un domaine lit­té­raire qui semble vous séduire. Nombre de vos écrits relèvent de ce genre. Le pré­sent scé­na­rio en fait par­tie. Qu’est-ce qui vous plaît dans ce volet de la science-fiction ?
C’est curieux, parce que même quand je tente de m’en éloi­gner, je finis par y reve­nir. Sur­tout en ce moment, avec la crise que nous avons tra­ver­sée (/que nous tra­ver­sons), mais aussi avec toute l’inquiétude géné­rée par le dérè­gle­ment cli­ma­tique, j’éprouve vrai­ment un fort attrait pour la fan­tasy, dans sa forme la plus flam­boyante. Une envie d’ailleurs, une envie de magie, d’animaux qui parlent…

Com­ment avez-vous vécu la col­la­bo­ra­tion avec Oli­vier Bois­com­mun qui assure le gra­phisme car j’imagine que vous avez dû échan­ger pen­dant la réa­li­sa­tion de l’album ?
C’est nou­veau pour moi, car sur un roman, le tra­vail est plu­tôt soli­taire, alors qu’en BD nous sommes un binôme, voire tri­nôme lorsqu’il y a un colo­riste. Je suis très recon­nais­sante à Oli­vier de son inves­tis­se­ment, et très admi­ra­tive de son tra­vail. Les cou­leurs sont faites à la main, avec beau­coup de sen­si­bi­lité. Je suis prise de ver­tige face au risque : moi je tra­vaille à l’ordinateur, je peux reve­nir sur mes pas d’un ctrl+Z ; lui, au des­sin, un faux mou­ve­ment au pin­ceau peut tout rui­ner. Cela demande une telle maîtrise !

Ques­tion incon­tour­nable ! Que préparez-vous pour vos lec­teurs, de nou­veaux romans ? De nou­veaux scé­na­rii ? Et, si oui, quand ceux-ci seront-ils dis­po­nibles pour le plai­sir de ceux qui vous lisent et de ceux qui vont vous décou­vrir avec cette série ?
On avance bien sur ma seconde BD, avec Ema­nuele Conta­rini, qui s’intitule Le Meneur de louves et qui parle du trau­ma­tisme lié à des séries d’attentats sur­réa­listes com­mis dans une Venise de fan­tasy. Je pense qu’elle sera prête pour 2022.
Côté roman, mon der­nier est sorti en mai. Il s’intitule Le Désert des cou­leurs. C’est une quête et un voyage inti­miste dans un désert qui se nour­rit de souvenirs.

Pro­pos recueillis par serge per­raud pour lelitteraire.com, le 28 août 2021.

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