DAF Sade, Oeuvres (La Pléiade)

Le ” tou­ta­lit­ta­risme” : Sade et Artaud

A quel point fré­missent les hommes ? La lit­té­ra­ture croit le dire mais ne fait que tour­ner autour. Cha­cun radote son il faut “tout” dire. Mais il ne s’agit en rien d’une tota­lité dont par ailleurs nous ne connais­sons ni les abou­tis­sants et encore moins les sources.
Quant à ses lois, elles seraient outra­geantes sauf à ne pas contra­rier celles de la nature — com­pre­nons le réel — que n’a jamais confessé le moindre natu­ra­lisme aussi ido­lâtre qu’angélique. Bref, remettre ainsi les choses d’aplomb tient de l’obscurantisme.

La pro­vo­cante logique sadienne peut cares­ser l’objectif d’une lit­té­ra­ture “tou­ta­lit­taire” comme le sou­lignent le liber­tin Dol­mancé et la jeune délu­rée Eugé­nie pra­ti­quants de la sodo­mie qui évite les gros­sesses sans man­quer d’appâts. Comme trou noir il y a pire. D’autant que ne pas pra­ti­quer la pro­créa­tion assu­re­rait l’extinction totale de la race humaine. Ce qui libé­re­rait la nature que nous finis­sons de rava­ger sans res­pect.
Il serait donc temps de déguer­pir même si c’est là pous­ser le bou­chon un peu loin. D’autant que les humains qui pré­tendent agir pour le bien de la nature n’aspirent pas à voir leur race s’éteindre. Mais cette forme de dupli­cité ne relève que d’un cal­cul mar­ke­ting poli­tique trans­his­to­rique des pou­voirs qui même démo­cra­tiques sont poten­tiel­le­ment meurtriers.

Lire Sade aide à com­prendre d’où vient et ou va cette cou­tume. A ce titre, son Saint-Ange est autant de bon sens qu’absurde. De quoi ébran­ler la rai­son posi­tive. Et le Divin Mar­quis la taquine. Plus même : il l’assassine de sa logique impa­rable et inte­nable. Il énonce des véri­tés indis­cu­tables — tant la rai­son y est sour­de­ment aussi impa­rable qu’inapplicable puisqu’elle ne pos­sède pas la moindre place.
D’où sa lit­té­ra­ture des trous noirs qui sup­posent — en deçà ou au-delà du ration­nel­le­ment nom­mable — une puis­sance de l’innommable bien dif­fé­rente de toute mys­tique. Il la ver­ba­lise en l’installant dans les corps sexués. Ils sont autant d’objection au sym­bo­lique dans leurs silences, leurs cris de souf­france ou de jouissance.

Seul Artaud, après lui, a osé les reprendre. Il a com­pris que le tou­cher est intou­chable par la lit­té­ra­ture tant elle refuse le contra­dic­toire. Et ce ne sont pas les énon­cés oxy­mo­riques qui pour­raient com­bler ce vide sous pré­texte de faire sau­ter la ratio­na­lité. Sade et Artaud ont donc quitté les natu­ra­lismes et les idéa­lismes. Seuls ils ont appro­ché la som­ma­tion de tout dire. Leur lit­té­ra­ture assomme phi­lo­so­phie, intel­lec­tua­lisme et ratio­na­lité.
Leur défi reste insensé aux vues de nos connais­sances et cer­ti­tudes. Les figures de pen­sée, ils les ont concas­sées : un tout s’y dit en approche roma­nesque chez l’un, poé­tique chez l’autre. Dans l’alternance entre la froi­deur logique des déve­lop­pe­ments phi­lo­so­phiques et la sur­chauffe sexuelle.

C’est sans doute une épreuve ter­rible pour un lec­teur. Mais les deux viennent l’aider plus que lui nuire entre l’excès de la fic­tion por­no­gra­phique et la jouis­sance effer­ves­cente d’une langue incar­née par la glos­so­la­lie. Si une vérité existe, elle se dénude en de tels “tou­cher”. Le tout se dit par ces deux manières en quelque sorte néga­tives puisqu’elles annulent la pos­si­bi­lité de dire bien. Car — et Beckett le repren­dra — il s’agit de “mal dire pour mieux dire”.
Dans de tels sus­pens, la pen­sée se sur­ex­cite par les pro­pos por­no­gra­phiques ou des termes au bord de l’aphasie. Le “tout” se jar­gonne pour que s’identifie la vérité totale de l’expérience lit­té­raire là où Sade comme Artaud court-circuitent la pra­tique littérale.

Soudain, ce n’est plus le réel qui défie et défait la parole mais l’inverse. Le réel est rendu dans tes tour­ments contra­dic­toires et des­truc­teurs lan­cés au cœur même du corps et de la langue qui sou­dain ne sont plus anta­go­nistes. Exit tout écho spec­tral. La lit­té­ra­ture se refuse au miroir et pousse la pen­sée en un sur­gis­se­ment mons­trueux qui la tra­verse, la tend, la sus­pend en divers coïts. L’être n’a plus rien à voir avec ce que ratio­na­lité et le mora­lisme font croire.
Pour par­ve­nir au tout, il n’y a pas d’autre alter­na­tive. Sinon réduire qui nous sommes a l’être “savonné” de Prigent que son Chino renie et “cor­rige”. Contre l’imagerie natu­ra­li­sée reste la machi­ne­rie ima­gi­nante des lar­rons de la littérature.

Exit l’insupportable loi des écri­vains mani­pu­la­teurs du monde dit « réel ». Sans cruauté du dis­cours, les masques ne tombent pas. Il faut les uto­pies fabu­leu­se­ment atroces, les bouf­fon­ne­ries et obs­cé­ni­tés, les sexua­li­sa­tions exa­cer­bées et le bara­gouin extra­va­gant au bord de la psy­chose pour mettre à jour,  plus que notre bar­ba­rie com­mune, notre propre “merde” (Artaud) en l’exposant au’delà des limites de la rai­son et de ses contrats sociaux.
Seul le délire ver­bal ou sexuel délivre des cau­che­mars de la rêve­rie. Pen­ser revient à for­cé­ment fré­mir. Si la paix du monde est encore pos­sible, c’est à ce prix. Dans le cas contraire, la des­truc­tion de l’espèce est assurée.

jean-paul gavard-perret

DAF Sade, Oeuvres, La Pléiade, 3 tomes, Gal­li­mard, Paris, 2021.

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