Jacques Sojcher, L’idée du manque

Ça a un nom : c’est l’existence

Près des vieux fau­bourgs de Bruxelles se dressent sous un ciel magna­nime les fleurs de l’Apocalypse de Jacques Soj­cher. Fidèle à sa poé­sie, l’auteur tente de don­ner vie (ou dit-il « hébé­tude ») aux deuils et aux sou­ve­nirs qui innervent ses textes. Leur « froid est la cou­leur du manque ». Il est ren­forcé dans sa démarche par les des­sins superbes et en effa­ce­ment d’Arié Man­del­baum. L’existence semble donc pro­mise plus que jamais à l’inéluctable démo­li­tion d’un legs en dis­pa­ri­tion. Par­tout il y a des fuites d’eau. Les odeurs stag­nent. Esclave de la mémoire de la mons­truo­sité humaine, le poète tente de répa­rer les fuites. Mais, d’un livre à l’autre, c’est à peine si quelques conduites sont ren­for­cées. Quant à la langue, elle semble ne pou­voir par­ler qu’une langue de bois. Le poète doit se chauf­fer avec. Quoique épuisé, il a donc bien du mal à dor­mir comme un vivant : les yeux fer­més.
Pour lui « la mai­son de l’être » chère à Bache­lard reste ban­cale, caduque, rococo, riqui­qui. Il n’existe de place que pour le manque. Il n’y a plus d’escalier pour s’envoyer en l’air et res­pi­rer au grand jour. Hanté par le mal, habité de démons et d’horreur, depuis l’adolescence Soj­cher se donne le droit à rien ou à peu. Sauf, évi­dem­ment, le néces­saire. A savoir, l’exercice de l’écriture. Elle lui a per­mis non seule­ment d’enfreindre le « rêve de ne pas par­ler » — titre de son livre majeur — mais aussi de ne pas se sui­ci­der. Ou de ne le faire – pour ainsi dire — qu’à petit feu.

Sojcher rap­pela pré­cé­dem­ment qu’il avait « oublié » la langue de sa mère. Celle-ci pria beau­coup pour lui sans vrai­ment le sau­ver. Mais elle put lui accor­der un sur­sis néces­saire. Si bien qu’un mini­mum d’instinct de conser­va­tion lui donne aujourd’hui encore le droit d’imaginer le pire mais aussi de reve­nir au nœud pri­mi­tif. Il y retisse la langue au moment même où elle se délite en espé­rant que les mots ne meurent jamais — sur­tout ceux qu’on assas­sine.
La poé­sie de Soj­cher s’incarne au milieu de leur peau béante. Son mur­mure presque aphone tente, entre cer­ti­tude et amné­sie, de réani­mer des figures ché­ries par des mots capables de rédemp­tion. L’auteur ban­nit le plus pos­sible ceux qui ont fait pro­fes­sion d’effroi ou qui sont bran­dis pour fus­ti­ger les vivants. Il garde ceux qui coulent d’une source pri­mi­tive où la pen­sée pour­rait enfin deve­nir lim­pide. C’est pour­quoi, au moment même où ils s’étiolent dans le cré­pus­cule, le rêve d’écrire demeure afin de les faire mar­cher sur ce peu d’eau vive.

jean-paul gavard-perret

Jacques Soj­cher,  L’idée du manque , Illus­tra­tions d’Arié Man­del­baum, Fata Mor­gana, Font­froide le Haut, 2013, 56 p.

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