L’étrangeté face au sens commun
La question essentielle qu’affronte la passion poétique de Bergamin dans cet essai est moins celle de l’irrémédiable écart entre les choses et les mots que celle du fossé qui s’ouvre entre la coagulation de représentations que nous appelons « réalité » (le monde tel qu’à telle ou telle époque nous nous le représentons) et les façons, irréductibles à ces représentations, par lesquelles le monde objectivement affecte nos vies.
Pour l’Andalou — une des grandes figures intellectuelles de l’Espagne qui poussa très loin l’art du disparate -, ces façons ne relèvent guère d’une discursivité pacifiée. Bien au contraire. Elles ne se résorbent ni dans des récits ordonnés, ni dans des constructions rationnelles, ni dans une imagerie sertie de figures repérées.
Il s’agit pour lui de renaître par la poésie la plus spiritualiste qui soit et par la force de ses images pénétrantes. C’est elles qui font sens . Elles viennent de l’ obscurité, de la confusion insensée pour réguler les affects ingouvernables au nom de la foi.
A ce titre — en dehors de la pléiade de poètes espagnols que Bergamin défend, Pétrarque est le parangon d’une telle poétique. Elle met chez lui la réalité au défi au profit d’une “nouvelle écriture, d’un alphabet spirituel”.
Donnant forme à la pression jusque là informe de ce qui compte, elle tire son élan d’être appelée par le fait de l’inadéquation au réel tel qu’il est.
D’où la familiarité de Bergamin à ceux qui optent pour une étrangeté face au sens commun. C’est là le secret du poème.
Ce qui est recherché et cultivé, c’est tout ce qui peut approcher d’une mise en scène juste de la différence ou l’écart entre le donné et ce que le poète trouve et qui fait consister le vivant dans la langue contractuellement morte.
jean-paul gavard-perret
José Bergamin, Beauténébreux, traduit de l’espagnol par Florence Delay, La Délirante, 2020, 64 p.