La rédaction du Littéraire : On sait que les philosophes occupent parfois les rubriques people, parfois celle des faits divers comme Althusser, ils font scandale comme Heidegger, on connaît l’existence de grandes biographies comme celle de Benoît Peeters sur la vie de Derrida. Est-ce à ces aspects mondains ou personnels que s’intéresse le livre que vous venez de publier avec Dominique Maingueneau et Pascale Delormas ?
Frédéric Cossutta : Les chemises blanches de BHL, les proclamations hédonistes de Onfray ou ses provocations anti-freudiennes, ce n’est pas notre tasse de thé. Il faut prendre ce buzz autour des philosophes comme le signe d’une interférence entre le statut d’intellectuel et de philosophe. Nous trouvons pourtant les indices de l’existence d’un imaginaire qui auréole les philosophes (la pipe de Sartre et le bandeau de Simone, les ongles longs de Deleuze ou la calvitie de Foucault), comme s’il fallait accrocher l’abstraction de leur pensée à des signes de reconnaissance tangibles qui semblent nous dire quelque chose d’eux qu’ils ne disent pas.
Est-ce cette face cachée de leur vie que vous traquez ?
Non, pas du tout, le titre du livre est La vie à l’oeuvre, avec une sorte d’ambiguïté assumée, comme si on pouvait traduire, la vie est à l’oeuvre dans une philosophie, ou l’aller-retour entre la vie et l’ œuvre Nous nous demandons comment une vie vécue fait œuvre c’est-à-dire se transmue en une production ou création qui l’efface en retour, mais à partir de quoi aussi cette vie s’écrit. Le philosophe joue son va-tout dans le travail d’une écriture qui se nourrit de sa vie mais la neutralise aussi, écriture conceptuelle qui en retour écrit en quelque sorte une vie qui doit se conformer aux prescriptions ou aux injonctions indirectes adressées par les positions et les thèses qu’il défend. Le personnage public du philosophe est un rôle de composition où la pipe et les lunettes, la cravate ou le col roulé cristallisent un éthos en une image, une façon d’être qui signifie aussi une façon de vivre.
Vous cherchez donc à comprendre le rapport qu’il y a entre la vie et l’oeuvre, un peu comme le faisait notre bon vieux Lagarde et Michard en s’inscrivant dans une tradition de l’histoire littéraire qui est analogue à celle de l’histoire de la philosophie traditionnelle ?
C’est précisément à ce type de séparation ou de relation simpliste entre vie et philosophie que nous nous opposons, la seconde servant de contexte ou d’arrière-plan à la première ou, inversement, la biographie et son contexte historique ou social servant d’interprétant pour la doctrine. Nous aurions volontiers placé une barre oblique entre bio et graphie dans le sous-titre (Le bio/graphique dans le discours philosophique, ce que Dominique Maingueneau avait fait dans son ouvrage Le contexte de l’œuvre littéraire pour signifier que vie et oeuvre sont dans une relation en boucle1). La biographie n’est pas extérieure à l’oeuvre mais anticipation par défaut ou par excès sur ce qui en retour lui sert de clé d’interprétation.
La philosophie est-elle différente de ce point de vue de la littérature ?
En littérature, le « contenu » de l’ œuvre n’est pas dissociable de l’oeuvre, la pensée de Proust n’est pas en dehors de La Recherche, même si les préfaces des romanciers, des auteurs de théâtre peuvent esquisser des intentions, définir une théorie littéraire, comme le fait Proust d’ailleurs dans les textes qu’on a regroupés après sa mort sous le titre Contre Sainte Beuve2. Les préfaces, les manifestes les écrits théoriques en font foi. En philosophie on ne peut se contenter de considérer le doublet vie /oeuvre, puisqu’il faut aussi considérer la doctrine, le corps théorique qui condense la teneur philosophique. Certes, elle ne peut se dire sans s’inscrire dans des formes d’exposition, sans se donner une énonciation qui lui donne la portée d’une voix et la densité d’un corps, sans emprunter le prisme des genres : dialogue, traité, essai, méditation, conte ou roman. Mais le corps doctrinal, fait d’énoncés structurés en concepts, en thèses, en démonstrations, se veut également relativement indépendant de son inscription orale ou graphique, au titre de véritables idéalités philosophiques, comme J.-T. Desanti parlait d’ « idéalités mathématiques » : nous pouvons parler de la conception du Beau de Kant, dire « dans la déduction transcendantale » comme s’il s’agissait d’une entité purement conceptuelle et démonstrative. Le philosophe lui-même peut redéployer un même schème spéculatif dans des reformulations diverses. C’est ainsi que la métaphysique de Descartes, certes au prix de quelques variations, se redéploie dans les Méditations métaphysiques, mais aussi de façon résumée, dans le Discours de la méthode, dans les Principes sous la forme d’un manuel d’école ou sous forme de dialogue philosophique dans La recherche de la vérité à la lumière naturelle.
En quoi cette nécessité de tenir compte à la fois de la vie, de la doctrine et de l’oeuvre du philosophe complexifie-t-elle la question du biographique ?
La biographie est une trame qui permet à l’oeuvre de se développer comme telle. Les préfaces, les articles divers, les conférences, les interviews les exposés de programme ou de résultats au sein des instances académiques finissent par composer un système de repères chronologiques sur lesquels s’indexe une biographie officielle qui sert d’horizon à l’œuvre. De même, les renvois internes entre les différents livres d’un même auteur, le jeu entre les titres (Critique –de la raison pure, –de la raison pratique, –du jugement) contribuent à formater progressivement au-delà de la série des opus, un véritable corpus philosophique. Le développement de la doctrine, celui de l’œuvre n’avancent pas nécessairement du même pas. L’oeuvre philosophique est une compromis entre vie et doctrine, elle résulte de la tension entre les tendances à la systématicité de la théorie ou de la doctrine et les aléas liés aux circonstances inscrites dans les trajets d’une vie de professeur, de chercheur ou de philosophe. La doctrine s’expose donc au risque du discours, sans qui sans doute elle n’est rien, grâce auquel elle se hausse parfois au niveau du chef-d’oeuvre, mais dont elle ne sait pas toujours comment neutraliser les effets en retour, lorsqu’elle ne joue pas au contraire sur tous les registres de l’expressivité, stylistiques ou rhétoriques, comme c’est le cas chez Nietzsche ou Kierkegaard qui placent leur vie au coeur de leur oeuvre et de leur philosophie.
Vous évoquez Nietzsche, ne peut on dire, à son propos et pour beaucoup d’autres, qu’une vie de philosophe, « c’est pas une vie » : un philosophe, ça vit pas, ça pense…
Oui, on pourrait reprendre la chanson de Brel et dire « Chez ces gens-là, Monsieur, on ne vit pas, …On pense ». On pourrait dire, pour poursuivre la boutade, que chez ces gens-là, on vit peu ou mal, parce qu’on pense beaucoup ou trop. Il est vrai que nombre de philosophes se sont ingénié à effacer leur vie personnelle derrière un statut de penseur tout occupé à penser, même si depuis l’antiquité les doxographes ou les historiens de la philosophie on accumulé des traits anecdotiques qui emblématisent une philosophie : la sandale d’Empédocle, la femme de Socrate, le poulpe de Diogène, le poêle de Descartes, l’illumination de Rousseau à Vincennes, la promenade métronomique de Kant, ou le public de jeunes filles aux leçons de Bergson au Collège de France. Là encore, ces traits anecdotiques contribuent à cristalliser une certain aura, à condenser simultanément quelque chose d’une posture et d’une vie.
Mais alors finalement, qu’est-ce qu’une vie de philosophe ?
Est-ce une vie ? Vivre comme un chien, comme une pierre ou comme un dieu, ou tout simplement comme un humain, telle est la vie philosophe (sic). Les philosophes ont au moins trois vies, moins que le chat, certes dont on dit qu’il en a neuf. Vie du philosophe, vie philosophique, vie de philosophe sont trois formes de vie qui s’entrecroisent dans les écrits philosophiques : une vie réelle, personnelle et publique, vie singulière d’une personne singulière, la biographie proprement dite, une vie guidée par l’idéal philosophique de la vie bonne, vie de sage qui se trouve anticipée dans la doctrine, à laquelle on invite disciples ou lecteurs en tentant des les y convertir par la lecture et des exercices spirituels comme c’était la coutume chez les épicuriens ou les stoïciens, enfin la vie telle qu’on l’écrit, telle qu’elle est mise en récit par les témoins, les biographes, les historiens, quand ce n’est pas par l’auteur lui-même dans les autobiographies intellectuelles qui retracent un itinéraire philosophique.
Mais vous n’êtes pas seul à écrire ce livre…
Non, effectivement, les diverses contributions se répartissent sur ces trois modes de vie. Elles adoptent une perspective d’ensemble, comme l’article liminaire de Dominique Maingueneau qui propose un cadre théorique en se référant à l’analyse du discours, ou comme l’article de Dinah Ribard qui essaie de comprendre comment à un époque donnée, ici au 17ème siècle, le découpage entre ce qui est philosophie et ce qui ne l’est pas ne correspond pas à nos grilles actuelles. De mon côté, je m’efforce de mettre en évidence les fonctions générales du recours au biographique dans les contraintes de mise en discours d’une philosophie.
Les analyse portent elles aussi sur des cas précis de vies de philosophes ?
Oui, nombre de contributions s’efforcent de lier organiquement la vie singulière d’un philosophe et sa philosophie, ce qui permet de faire apparaître les genres textuels particulièrement dédiés au biographique. Pascale Delormas à propos des Confessions de Rousseau parle « d’autographie », Brunot Clément s’intéresse à la portée autobiographique des récits de méthode chez Descartes et, par défaut, Pascal, Jean-François Bordron consacre son étude au premier journal philosophique, celui de Maine de Biran, alors que Christophe Giolito s’intéresse à la femme du philosophe en explorant les effets de la relation entre Clotilde de Vaux et Auguste Comte sur l’évolution philosophique de ce dernier.
Mais comment est née cette idée de travailler la question biographique à propos de la philosophie ?
J’ai créé il y a très longtemps, lorsque j’étais directeur de programme au Collège International de Philosophie, un groupe de recherche (Groupe de recherche sur l’analyse du discours philosophique) actuellement rattaché à une équipe de l’Université de Créteil (le CEDITEC). Il réunit des spécialistes des sciences du langage, des philosophes ou historiens de la philosophie, tous soucieux d’appréhender la philosophie en tant que discours. Cela conduit à une transformation du regard : souci accordé aux formes, aux aspects stylistiques et rhétoriques, aux genres, aux modes d’énonciation mais aussi aux pratiques qui inscrivent la philosophie dans des institutions.
De même, nous sommes sensibles à la densité du tissu interdiscursif qui relie les grandes oeuvre entre elles, genres mineurs, commentaires, manuels, histoires de la philosophie, dictionnaires. Dans ce livre, tous les auteurs n’appartiennent pas à ce groupe, mais tous partagent le souci d’aborder la philosophie comme une forme de discours et cherchent à en cerner la spécificité.
Ce travail est-il fécond ? Comment transmettez-vous vos résultats ?
Nous avons travaillé sur l’argumentation, la forme dialogue, les images, les énoncés détachés la différence entre sciences humaines et philosophie, ou aussi nous croisons nos lectures sur une même oeuvre. Nous avons ainsi étudié en détail un dialogue inachevé de Descartes, puis « Le possible et le réel » de Bergson, et actuellement nous passons au crible un livre de Derrida qui porte simultanément sur le style et le féminin via un commentaire de Nietzsche : Eperons. Les styles de Nietzsche. Nous diffusons ce travail dans des livres collectifs.3
Vos travaux relèvent-ils de la philosophie ou de disciplines comme la stylistique, la sémiotique ou l’analyse du discours ?
Nous avons à l’origine placé nos travaux sous les auspices du Foucault de L’archéologie du savoir, voulant nous garder aussi bien d’une approche textuelle en immanence que d’une réduction du philosophique comme simple effet de contraintes sociologiques. Notre souci est de relier texte et contexte selon une modalité non triviale ni réductrice. De la même façon, nous ne nous contentons pas de relever des opérations de langage ou des formes : il est assez banal de constater que les philosophes utilisent des métaphores ou mettent en oeuvre des procédures argumentatives. Nous nous efforçons de mettre en rapport ces opérations de mise en forme avec les déploiements conceptuels et spéculatifs : pourquoi la métaphysique cartésienne trouve son expositions canonique dans le genre méditatif, le platonisme dans des dialogues, la métaphysique spinoziste dans un exposé « géométrique » ? Ainsi, au gré de ces travaux conduits depuis bientôt vingt ans, notre regard se modifie pour une meilleure compréhension de ce qu’est l’activité philosophique dans la diversité des ses pratiques, et corrélativement pour une intelligibilité renouvelée de certains grand textes.
Avez-vous d’autres projets éditoriaux ?
Oui, nous avons travaillé il y a deux ans sur ce qui permet de différencier des discours qui se réclament des sciences humaines de ceux qui se veulent philosophiques, nous songeons à expliciter les fondements théoriques de nos démarches (tous les membres du groupe ne partagent pas les mêmes références sur ces questions et c’est cette diversité et une grand habitude du travail en commun qui donnent une certaine rigueur et une fécondité à nos travaux). Dans l’immédiat, nous préparons un livre collectif auquel nous tenons beaucoup, Les formules philosophiques. Détachement, transmission et recontextualisation, qui sera publié chez Lambert-Lucas également. Nous avons étudié la façon dont certains énoncés philosophiques peuvent se détacher de leur contexte initial (« connais-toi toi-même », « la mort n’est rien », « l’existence précède l’essence »), se parer d’une frappe proverbiale ou aphoristique, se transmettre et essaimer dans l’espace et dans le temps. Ces formules se voient réinterprétées, reprises et réinscrites dans des pratiques ou des textes qui en commentent le sens ou leur en assigne un nouveau, contribuant par de véritables généalogies formulaires à mettre en réseau les divers univers philosophiques.
Propos recueillis par la rédaction du litteraire.com en février 2013.
Frédéric Cossutta, Pascale Delormas et Dominique Maingueneau (éds), La vie à l’œuvre. Le biographique dans le discours philosophique, Éditions Lambert-Lucas, déc. 2012, 150 p. — 15,00 €.
Commandes auprès des éditions Lambert Lucas : www.lambert-lucas.com, et, pour Paris, disponible à la librairie Compagnie
Notes :
1 Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993
2 Cf. Dominique Maingueneau, Contre Saint Proust ou la fin de la littérature, Paris, Belin, 2006
3 Parmi les publications collectives des membres du Groupe de Recherche sur l’Analyse du Discours Philosophique, on citera en particulier :
– L’Analyse du discours philosophique, Langages, n° 119, sept. 1995, Paris, Larousse.
– Descartes et l’argumentation philosophique, Frédéric Cossutta (éd), coll. « L’interrogation philosophique », dirigée par Michel Meyer, Paris, PUF, 1996.
– Lire Bergson : le possible et le réel, collectif du Groupe de Recherche sur l’analyse du discours philosophique, coll. « La Librairie du Collège International de Philosophie », Paris, PUF, 1998.
– La polémique en philosophie (la polémicité philosophique et ses mises en discours), Magid Ali Bouacha, Frédéric Cossutta, (éds), avec le concours du Centre Bachelard de Recherches sur l’Imaginaire et la Rationalité, Editions Universitaires de Dijon, Dijon, 2000.
– Introduction à un genre philosophique : le dialogue, Frédéric Cossutta (éd), Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2004.