Alejo Carpentier, Le Partage des Eaux

Le Par­tage des Eaux d’Alejo Car­pen­tier, c’est avant tout un voyage intros­pec­tif qui nous invite à repen­ser la société moderne. Ecri­vain au talent incon­tes­table, Alejo Car­pen­tier a obtenu le prix du meilleur livre étran­ger en 1953 pour son roman.

L’aven­ture com­mence à New-York. Le pro­ta­go­niste, dont le nom est inconnu, est un musi­co­logue et com­po­si­teur qui erre au milieu de la ville et de la vie. Marié à Ruth, comé­dienne de théâtre, il subit le cycle quo­ti­dien de la vie sans jamais en sor­tir. Une exis­tence fade­ment réglée, qui se ter­mine chaque semaine par « le devoir de l’époux accom­pli le dimanche, en fin de mati­née ». Son pro­fes­seur d’université et conser­va­teur de musée va alors pro­po­ser au pro­ta­go­niste une bourse dans le but de par­tir à la recherche d’instruments de musique pri­mi­tifs, au cœur de la forêt vierge d’Amérique du Sud. Après de longues hési­ta­tions soli­taires, le héros de cette mys­té­rieuse aven­ture se décide et part en com­pa­gnie de sa maî­tresse, la jeune et insou­ciante Mouche.
Arrivé en Amé­rique du Sud, au Vene­zuela plus exac­te­ment, le héros va se heur­ter à un putsch mili­taire qui va l’obliger à se confi­ner dans un hôtel de la ville. C’est à par­tir de ce moment là que le roman prend réel­le­ment vie. S’ensuivront de mul­tiples péri­pé­ties qui le condui­ront tout droit au cœur de l’épaisse forêt vierge, en com­pa­gnie d’un cher­cheur d’or, d’un prêtre et d’un fon­da­teur de village.

Un roman, mille his­toires
A
lejo Car­pen­tier par­vient à désta­bi­li­ser le lec­teur à la fois par son écri­ture extrê­me­ment éru­dite et le mys­tère qui enve­loppe son récit. Au-delà de la quête de l’inconnu, des « tâches blanches » car­to­gra­phiques, c’est un véri­table voyage aux confins de l’existence et de l’humanité que Car­pen­tier s’aventure à nous dépeindre. Plongé dans un uni­vers qui semble comme se sous­traire au temps, le lec­teur non-initié sera vite perdu au milieu de cette ambiance suf­fo­cante qui regorge de réfé­rences reli­gieuses, mytho­lo­giques et artis­tiques.
De nom­breux mythes sont abor­dés. Celui de Sisyphe prin­ci­pa­le­ment, héros de la mytho­lo­gie grecque qui osa défier les dieux et qui fut condamné à faire rou­ler éter­nel­le­ment un rocher jusqu’en haut d’une col­line, qui aus­si­tôt arrivé à son som­met, retombe en son point de départ. Le héros s’identifie éga­le­ment à Pro­mé­thée, fils d’un Titan, il créa le pre­mier homme avec de la boue et de l’eau et livra le secret du feu. Il fut puni par les dieux et enchaîné au som­met du Cau­case, où un aigle lui dévore le foie qui repousse éter­nel­le­ment. De même, la fameuse Odys­sée d’Homère est omni­pré­sente. De nom­breuses réfé­rences y sont faites. Un chien à pour nom Poly­phème ; un com­pa­gnon de route, Yannes, pos­sède un vieil exem­plaire de l’Odys­sée

Toutes ces réfé­rences enferment le per­son­nage dans une éter­nelle répé­ti­tion et le sou­mettent à tout un tas d’éléments. Le héros est pri­son­nier du temps. Lorsque le pro­ta­go­niste se rend dans un vil­lage pri­mi­tif, le lec­teur assiste à un va-et-vient per­pé­tuel entre plu­sieurs périodes his­to­riques. Tan­tôt à l’époque actuelle avec ses avions et ses auto­mo­biles, tan­tôt au temps des grandes décou­vertes avec la fon­da­tion d’un vil­lage peu­plé « d’indigènes ». La musique, constam­ment pré­sente en fond du récit, par­ti­cipe à déli­mi­ter le cadre dans « une mesure » pré­cise, scan­dée par une ryth­mique réglée.

« Dans la bouche du Sor­cier (…) le Thrène (…) râle et s’affaisse convul­si­ve­ment et me laisse ébloui sous le coup d’une révé­la­tion : je viens d’assister à la Nais­sance de la Musique. »
M
ais c’est aussi le roman de l’échec. Un triple échec sen­ti­men­tal. D’abord avec sa femme qu’il délaisse à la civi­li­sa­tion pour par­tir avec sa maî­tresse, Mouche. Une fois en Amé­rique du Sud, le pro­ta­go­niste va tom­ber sous le charme de Rosa­rio, femme au carac­tère rude et mys­tique. La maî­tresse va être aban­don­née. Puis ce sera au tout du héros d’être aban­donné par Rosa­rio. Car l’homme est voué à l’échec. Un échec de la civi­li­sa­tion « moderne » éga­le­ment. Au fil du récit, le héros va en effet délais­ser et même mépri­ser le monde moderne d’où il vient. Il va se rendre compte de l’inutilité des choses maté­rielles et de l’incapacité des hommes à vivre de par leurs propres moyens. Le héros assiste à cette déchéance en étant tota­le­ment impuissant.

 « Si le feu que les femmes éventent (…) s’éteignait (…) nous serions inca­pables de le ral­lu­mer de nos propres mains. »
Le Par­tage des Eaux débous­sole. Perdu au milieu de cet « enfer vert », le pro­ta­go­niste pose de véri­tables inter­ro­ga­tions exis­ten­tielles. Le cli­vage entre « ici » et « là-bas » est sym­bo­lisé par ce rivage qui mène au cœur de cette forêt intem­po­relle. Alejo Car­pen­tier idéa­lise cette Amé­rique du Sud encore pré­ser­vée d’une civi­li­sa­tion occi­den­tale hégé­mo­nique. Fina­le­ment, le lec­teur reste comme le héros, sans réponses. Un récit mys­té­rieux et désta­bi­li­sant qui néces­site de solides connais­sances avant de se lan­cer dans sa lecture.

 yoann solirenne

Alejo Car­pen­tier, Le Par­tage des Eaux, Folio, 1953, 384 p. – 7,50 €.

Leave a Comment

Filed under En d'autres temps / En marge, Poches

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>