L’art abstrait, menace pour l’humanité ?
Kokoschka (1886–1980), a traversé l’histoire des images : des plus primitives au plus abstraites. Le tout avec circonspection et sans illusion car selon lui tout lecteur au lieu de l’écouter, se projette “vers la lune en se faisant sauter avec son propre pétard”. Citant Karl Kraus, Arnold Schönberg, Anton von Webern, Goerg Trakl, comme eux il tente de rendre le monde à nouveau habitable, sans être sûr d’être entendu.Mais il cherche néanmoins à redonner à chacun “la disposition intérieure à voir consciemment, cette pénétration du regard, dès lors qu’il l’a perdue”.
Dans cette suite de textes, l’artiste et théoricien autrichien aborde tous les genres picturaux à partir de catégories philosophiques et en traversant les interrogations fondamentales de son temps (guerres mondiales, terreur totalitaire, chasse à “l’art dégénéré” au moment où Vienne et son empire finissaient leur superbe).
Il nous ramène aux images et aux oeuvres d’art et à la “pensée sans concept” de l’écriture picturale. Il explique comment les images montrent, composent leur monde en décomposant le nôtre.
Fondateur de la revue Der Sturm sur l’art contemporain, le peintre devenu auteur ne s’en tient pas à l’art. Ses textes sont caractérisés par un esprit polémique redoutable. Il rappelle combien son époque est prise entre les mâchoires d’une pince : les doctrines religieuses de l’au-delà et les fantasmes du progrès technologique.
Et à travers cela ‚il crée une synthèse entre peinture religieuse figurative “révelée” et l’abstraction mais pour souligner que l’immuable dans la peinture n’est pas les objets produits par les être, mais l’œil humain même dans lequel toutes les possibilités de mise en forme artistique sont présentes.
Mais Kokoshka attaque sans cesse l’art abstrait. Pour lui, un tel art menace l’humanité car il se borne “à de simples réflexes nerveux”. Ce qui est un peu court.
Comme est faux de considérer cette peinture comme productrice selon de néant, qui élimine l’homme et ne nourrit qu’un marché pour et par des “hystériques”.
Réclamer à l’art de transformer notre rapport au monde nécessitait à son époque des avancées que l’art abstrait offrait afin de décongestionner les vieilles images.
Estimant que “de toute manière, nous sommes désormais soumis à une pensée scientifique, économique et politique qui enfante des monstres. Elle nous laisse impuissants”, Kokoshscka négligea une vision tragique et tout autant libératoires de voies qu’il élimina trop vite.
jean-paul gavard-perret
Oscar Kokoschka, L’oeil immuable. Articles, conférences et essais sur l’art, édition traduite de l’allemand par régis Quatresous, préfacée par Aglaja Kempf, L’Atelier contemporain, Strasbourg, 2021, 456 p. — 23,00 €.