Quand son père naturel est un assassin en série
Sara Gallagher décide, à trente-quatre ans, de retrouver sa mère naturelle car elle a besoin d’informations sur ses géniteurs. Elle a une fille de six ans, Ally, et va se marier avec Evan, qui dirige un camp de pêche à l’autre bout de l’île de Vancouver, où ils résident. Elle obtient son ANO (Acte de naissance original). Avec, elle apprend qu’elle est née Victoria, sur l’île, et que sa mère s’appelle Julia Laroche. Son père est inconnu. Avec Internet, elle localise quelques homonymes au Québec, aux USA. Deux personnes, sur l’île, portent ce patronyme. La première n’a pas pu avoir d’enfant, la seconde est enseignante en histoire de l’art à l’Université. La relation entre les deux femmes se passe très mal, Julia refusant tout contact.
Sara engage alors un détective privé qui découvre que, sous l’identité de cette Julia, se cache Karen Christiansen, la seule survivante du Tueur des campings, un serial-killer. Elle apprend, ainsi, qu’elle le fruit d’un viol commis par le tueur sur Karen alors adolescente. Cette information, qu’elle a livrée à ses sœurs, se retrouve sur Internet, d’abord sur un site local de potins, puis sur des sites spécialisés dans les tueurs en séries. Sa vie, déjà fragilisée par les conditions de sa venue au monde, bascule. Tout s’emballe. Le tueur, lui-même, la contacte parce qu’il veut connaître sa fille…
Le récit est constitué par le contenu des séances de psychothérapie où Sara raconte à Nadine la chronologie des événements. Chevy Stevens se coule, avec une remarquable aisance, dans la peau d’une enfant adoptée. Elle restitue, avec finesse et véracité, les diverses interrogations qui peuvent naître dans une telle situation, la volonté de connaître ses parents naturels, ne serait-ce que être informé de problèmes génétiques, de retrouver des racines. Elle décrit, également, la différence entretenue par son père adoptif qui, après la naissance de ses propres enfants, privilégie ses relations avec eux, donnant à Sara une position similaire à celle de Peau-d’Âne. Ce roman, écrit à la première personne du singulier, fait vivre le déroulement de l’intrigue uniquement par l’héroïne. Outre la connaissance de ses états d’âme, on découvre avec elle tous les événements, les rebondissements, en temps réel. Cette manière d’écrire implique fortement le lecteur dans l’appropriation de l’histoire.
L’auteur raconte les procédures de recherches, les motivations puis l’effarement quand Sara apprend la vérité. Elle rend palpable tous les sentiments de la jeune femme depuis la tension de l’attente, la fièvre de la recherche, les espoirs, puis le malaise, l’inquiétude, la peur, les conflits avec son entourage. On vit, avec elle, l’enquête de la police, le jeu de miroirs entre ce père détesté et cette fille qui le rejette, mais brûle de mieux le connaître, car le bougre est un fieffé manipulateur. Chevy Stevens utilise, comme élément d’une partie de son intrigue, les immenses possibilités d’Internet, des réseaux sociaux électroniques. Elle en montre aussi le revers de la médaille avec la diffusion immédiate, sans filtres et sans freins, d’informations non vérifiées, non vérifiables. C’est l’empire de la communication instantanée avec l’accès de tous, même des inconnus qui interviennent à bon ou à mauvais escient.
Elle évoque, avec Julia, la situation de la victime, ses traumatismes, les difficultés de se reconstruire, les cauchemars qui saccagent les nuits. Il faut remarquer quelques passages particulièrement réussis sur ce thème car trop souvent la victime est ignorée, les médias préférant s’étaler longuement sur la situation des criminels. La romancière sait rendre le personnage de Sara émouvant, attachant. Elle crée une jeune femme au caractère riche, l’anime de sentiments variés et lui donne une véritable dimension humaine, une “chair” sur un squelette parfaitement construit. Elle entoure son héroïne d’une galerie de personnages épatants, tous bien campés.
Avec cette situation de départ, elle concocte une intrigue dont la tension va croissante jusqu’à un final paroxystique. Après le remarquable Séquestrée, Chevy Stevens se révèle, avec Il coule aussi dans tes veines, comme une écrivaine traquant les liens émotionnels, frappant fort avec un sujet intimiste, humaniste. Elle s’établit comme une romancière singulièrement douée.
serge perraud
Chevy Stevens, Il coule aussi dans tes veines, traduit de l’américain (Canada) par Sébastien Danchin, L’Archipel, coll. “Suspense”, janvier 2013, 416 p. – 22,00 €.