Benoît Jacquot, Suzanna Andler

 

«  Ciné-théâtre ou la  pro­messe tenue »

Le réa­li­sa­teur Benoît Jac­quot ren­con­tra dans sa jeu­nesse Mar­gue­rite Duras. Il fut son assis­tant sur plu­sieurs de ses films. En 1968,  juste avant les évé­ne­ments de  mai, Duras  publia une pièce Suzanna And­ler quelque peu oubliée (réédi­tée récem­ment en Folio Théâtre)  déjà  à l’époque et encore peu mon­tée aujourd’hui.
Par la suite, comme elle le fit dans son œuvre, elle pour­sui­vit  dans la décen­nie sui­vante, le tra­vail de son écri­ture avec un scé­na­rio, pièce de théâtre puis un film, Bax­ter, Véra Bax­ter autour d’une figure fémi­nine proche de celle de Suzanna.

L’écri­vaine pro­posa donc au cinéaste  de reprendre Suzanna And­ler et d’en faire un film mais il fal­lut attendre 2020 pour que la chose soit faite et la pro­messe enfin tenue, long­temps après la mort de Duras.

Le lan­gage ciné­ma­to­gra­phique et lit­té­raire ( roman et théâtre) ne sont pas chez Duras de simples média ; ils par­ti­cipent plu­tôt d’un pro­lon­ge­ment, d’un tra­vail repris et chan­geant en varia­tions musi­cales qui ne suit pas néces­sai­re­ment la logique chro­no­lo­gique de l’adaptation simple  au cinéma ou ses films sont des images deve­nant textes. On sait qu’elle a eu maille à par­tir sou­vent avec des « cinéastes  adap­ta­teurs » de  son œuvre.  Il y a néces­sité et d’écrire et de fil­mer pour elle.
Dans le cas de Benoît Jac­quot, on pour­rait dire que Jac­quot est duras­sien au sens où, à son tour, il entre dans la matière écrite et l’ima­gine ( fabrique ses images). La pièce elle –même a donné lieu à diverses ver­sions : décou­page en quatre actes tar­dif, pas­sages repris, fin modi­fiée, pro­fes­sion de  Michel Cayre différente…)

D’une cer­taine manière, Duras touche au cœur de la réflexion épis­té­mo­lo­giste de son œuvre : peut-on créer une œuvre défi­ni­tive, est-ce que la langue lit­té­raire peut se fixer une bonne fois pour toute et ce, d’autant que Duras parle des incer­ti­tudes, du flot­te­ment, des ambi­guï­tés des êtres ?
Le mot cen­tral de Suzanna And­ler n’est-il  jus­te­ment pas : peut-être ?

Benoît  Jac­quot est par­ti­cu­liè­re­ment fidèle lit­té­ra­le­ment au texte de la pièce : une étude rigou­reuse et com­pa­ra­tive dans le détail  mon­tre­rait que  seule­ment quelques  élé­ments  changent comme le garage à bateaux en décor de l’acte 2 ou la situa­tion conju­gale de l’amant Michel Cayre qui a deux enfants alors que le film passe sous silence cette situa­tion fami­liale.  Cette lit­té­ra­lité va plus  loin encore ; Jac­quot reprend l’ensemble du maté­riel dra­ma­tique : les répliques des dia­logues mais aussi les didas­ca­lies.
Le plus bel exemple de cette appro­pria­tion appa­raît vers la fin du film et de la  pièce (acte 4). Ainsi, une didas­ca­lie dit :  Elle est der­rière lui ( Michel Cayre) immo­bile. Elle le pous­se­rait, il tom­be­rait sur les rochers. Mais elle n’amorce pas le geste de le pous­ser. Dans le film, il s’agit d’une image frap­pante de rapi­dité, tra­dui­sant ce qui se passe dans la tête de Suzanna, à cet ins­tant. On voit le per­son­nage inter­prété par Niels Schnei­der effec­ti­ve­ment  s’écraser  sous la ter­rasse de la villa. La didas­ca­lie n’est plus une simple marge dra­ma­tique mais une séquence fil­mique comme s’il y avait  une  nou­velle pro­po­si­tion de la matière durassienne.

La construc­tion du film elle aussi épouse la théâ­tra­lité dans son propre lan­gage des plans larges ou ser­rés,  des tra­vel­lings, des visages fil­més de pro­fil dans la lumière solaire. Unité de lieu avec la villa au bord de la Médi­ter­ra­née et une rapide incur­sion sur le rivage pour l’acte 2. Archi­tec­ture en suite de dia­logues avec l’entrée et la sor­tie des per­son­nages : Suzanne et l’agent immo­bi­lier Rivière d’abord, dia­logue au télé­phone très court avec Marie Louise, en charge des enfants, puis avec Michel son amant qui recouvrent l’acte 1 de la pièce.
L’acte 2 cor­res­pond éga­le­ment dans le film à l’échange  entre Suzanna et son amie Monique, qui fut la maî­tresse de Jean, son époux. Un  nou­veau dia­logue (cf. acte 3) au télé­phone réunit enfin à dis­tance, par le télé­phone éga­le­ment, Suzanna et Jean, étrange per­son­nage dont on parle mais qui n’a pas d’existence phy­sique,  ni au cas­ting ni dans la liste ini­tiale de la pièce. Pour­tant, c’est le réa­li­sa­teur du film qui dit son texte.  Puis le dia­logue final entre Suzanna et Michel.

Théâ­tra­lité éga­le­ment de l’unité de temps : l’action se déroule en un jour comme le veut la bien­séance clas­sique. Le texte est jalonné de repères (horaires) et d’allusions à la lumière décli­nante du jour d’hiver. L’action du film démarre à 11h 25 ; Monique et Suzanna se séparent à 17 heures 10 et à 19 heures les deux amants pensent alors à quit­ter la villa. Le texte de la pièce adop­tait assez lar­ge­ment, lui aussi cette chro­no­lo­gie.
L’action repose quant à elle essen­tiel­le­ment  non sur des faits com­plexes mais sur ce que peut être l’amour. Le seul élé­ment fac­tuel serait : faut-il louer ou pas cette  grande  villa de la pénin­sule de St Tro­pez ( fil­mée à Cas­sis) pour l’été à venir, en par­ler à Jean et se décider ?

Ce qui frappe dans le film de Jac­quot, c’est la scé­no­gra­phie qu’il met en place. La vaste ter­rasse de la villa est un pla­teau de théâtre vers lequel on avance, on regarde ( en plon­gée). Les tout pre­miers moments du film par­ti­cipent d’une logique du noir au théâtre, cité d’ailleurs à chaque fin d’acte par Duras. Le spec­ta­teur ne voit rien sur l’écran mais entend des pas puis des voix avant d’accéder à la lumière du film et des per­son­nages (Suzanna et l’agent immo­bi­lier qui lui fait visi­ter cette immense demeure).

Ce qui importe en fait sur le modèle d’un  tri­angle amou­reux  (l’épouse, le mari et le jeune amant), élargi à l’aventure Monique /Jean et à celle de Suzanna et l’écrivain défunt Ber­nard Fon­taine, c’est le che­min incer­tain vers l’aveu mais un aveu de l’improbable.  Monique dit à Suzanna que Michel l’aime peut-être (p. 117) . Cette der­nière dément aus­si­tôt. Plus loin, c’est Michel qui dit : je vou­drais t’aimer. Il dira, je t’aime  Suzanna (p. 175).
Il est celui qui « déclare » l’amour  au sens lin­guis­tique  tan­dis que Suzanna, elle, ne peut abou­tir à cet aveu, à cette évi­dence : elle est très sou­vent dans le men­songe, le silence. Ses répliques sont fré­quem­ment cou­pées par des temps, des vides de sa parole. Elle dit : J’ai pensé qu’on cher­chait à s’aimer sans. … sans y par­ve­nir. (p. 191) ou encore : Peut-être que nous nous aimons pour cet amour où per­sonne ne s’aime.

Les deux amants s’accordent sur ce peut être final alors qu’ils sont enfin enla­cés. L’amour ne peut sans doute pas se dire autre­ment que dans cette incer­ti­tude méta­phy­sique. Chez les Clas­siques, on disait : je ne te hais point. Suzanna ne  parle-t-elle pas d’amour invi­vable, dans son accep­tion éty­mo­lo­gique : que l’on ne peut pas vivre ?
Benoît Jac­quot ainsi avec son film n’a pas adapté le texte de Duras mais, comme l’indique le  géné­rique, il l’a filmé d’après, par­ve­nant à mon­trer ce que  la pièce n’avait pas pas encore révélé.

marie du crest

Suzanna And­ler

Par : Benoît Jac­quot, Mar­gue­rite Duras
Avec : Char­lotte Gains­bourg, Niels Schnei­der, Nathan Will­cocks
Genre : Drame
Durée : 1H31mn
Sor­tie : 2 juin 2021

Synop­sis
Années 60.
Une villa de vacances, au bord de la mer, hors sai­son.
Une femme, Suzanna And­ler, 40 ans, mariée, mère.
Son jeune amant, le pre­mier, Michel.
La soli­tude, les doutes, l’envie de liberté, les choix de la vie.
Et l’amour.

D’après la pièce de Mar­gue­rite Duras (1968)

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