Un livre surprenant qui mérite le coup d’œil. On connaissait Gainsbourg musicien, on découvre un écrivain
Evguénie Sokolov est le premier roman, « conte parabolique », de Serge Gainsbourg. Le personnage principal, Evguénie Sokolov, est atteint d’un mal peu enviable, qui remporte assez peu de succès en société. En effet, il pète à outrance, émet des vents sismiques qui confondent ciel et terre. « Déclaré champion toutes catégories l’on me surnomma l’Embaumeur, la Bombarde, le Canonnier, l’Artificier, l’Artilleur, le Baroudeur (…) Perlouse, j’en oublie certainement(…)» Evguénie va alors se servir de ses effluves intestinales, de ses remous gastriques, afin d’exercer un art majeur : la peinture. Les vibrations que lui confèrent ses ouragans digestifs, donnent à son œuvre une touche bien particulière, comme un vent de folie, un vibrato bien à lui. Cette manière quasi « sismographique » d’esquisser ses plus belles œuvres gastro-intestinales, va faire d’Evguénie l’un des artistes les plus côtés du monde de l’hyper abstrait.
Peu à peu, le peintre gazéifié va apprendre à manier l’art du pet. Il va peaufiner sa pratique en adaptant savamment son alimentation en fonction de la force du vent souhaitée, tel un marin qui est à l’affût de la brise.
Bien sûr, la provocation est constante tout au long du récit. C’est un roman constipé, qui à chaque moment frôle l’explosion, l’éruption. Comme lorsque Evguénie raconte son aventure homosexuelle : « Quant à mon aventure homosexuelle passive (…) j’expulsai tel un lance-roquettes le membre inquisiteur d’un pet magistral et définitif. » … Tout un programme qui infuse paisiblement au fil du récit. « Je me procurai donc un mètre de tuyau de caoutchouc, pratiquai une incision dans la toile de mon masque à gaz et y introduisis l’une des extrémités du tube que je fixai ensuite avec du chatterton. Et après avoir enduit l’autre extrémité de vaseline, je me l’insinuai dans le fondement. »
Le roman est sombre, malgré les apparences festives et joyeuses que le bruit d’un pet ou d’un quelconque refoulement gastrique peut provoquer comme hilarité. La fin tragique et magistrale, clôt nettement et d’une manière précise le récit. C’est un roman progressif, digestif, qui monte en puissance pour exploser à la fin. On peut en effectuer différentes lectures du roman : tout simplement, le prendre au premier degré, apprécier le style fin à la Gainsbourg qui permet d’être monstrueusement proche de la réalité tout en restant délicat. C’est une chanson d’une centaine de pages qui s’offre au lecteur, les pets rythmant les mots. On peut tout aussi bien y voir une critique de l’art, ou plutôt de ce qu’est devenu l’art avec tous les excès et les aberrations que l’on peut y rencontrer. Le style provocateur de Serge Gainsbourg en fait un roman truculent, on reconnaît tout de suite sa « patte », en cela il s’agit de littérature.
En 1980, Serge Gainsbourg est une star de la chanson française. Il vient de faire “Aux armes et caetera” , il est dans sa période provoc’. Il est déjà auteur, compositeur, chanteur, photographe et metteur en scène, ne lui manquait plus qu’à écrire un livre. Le roman est assez mal reçu. Jugé trop vulgaire, outrancier, Evguénie Sokolov ne plaît pas à grand nombre de personnes. D’autres y voient une critique de l’art assez fine et une description réaliste du « fin fond » de l’Homme dans sa laideur. Un roman qui divise est en principe un roman qui vaut le coup d’œil.
Pet à son âme.
Yoann Solirenne
Serge Gainsbourg, Evguénie Sokolov, Gallimard, Folio, 1985, 128 p. — 4,20 €