Célimène et le cardinal — 55e Festival de Sarlat

Alceste et Céli­mène, les deux per­son­nages du Misan­thrope, ont eux aussi droit à leur Vingt ans après

On sait que la fin du Misan­thrope n’est pas le mariage attendu : Alceste et Céli­mène ont certes fini par recon­naître leurs sen­ti­ments réci­proques, mais Céli­mène refuse de mettre dans la cor­beille nup­tiale le renon­ce­ment aux mon­da­ni­tés exigé par Alceste, et celui-ci n’est pas atta­ché à la belle coquette au point de consen­tir à sup­por­ter plus avant le monde et ses hypo­cri­sies. C’est alors une sépa­ra­tion de fait : Céli­mène reste à Paris tan­dis qu’Alceste s’en éloigne défi­ni­ti­ve­ment… Les ques­tions morales sou­le­vées par cette pièce ont pris, au XVIIIe siècle, un relief par­ti­cu­lier — mais c’est le dénoue­ment qui, par son étrange ouver­ture, don­nera l’envie à maints auteurs d’imaginer une suite au Misan­thrope — citons, en France, Fabre d’Églantine, Labiche, et Cour­te­line.
En 1993, Jacques Ram­pal s’engouffra à son tour dans la brèche lais­sée par Molière à la fin de sa pièce et écri­vit Céli­mène et le car­di­nal*. Vingt ans ont passé depuis qu’Alceste a quitté la capi­tale. Il est entré dans les ordres et s’est hissé jusqu’à la dignité car­di­na­lice. Céli­mène, elle, s’est mariée à un homme de son rang — fin des­si­na­teur à ses moments per­dus, apprendra-t-on par la suite — dont elle a eu quatre enfants. Res­tée pen­dant toutes ces années sans nou­velles d’Alceste, voilà qu’elle reçoit de lui une mis­sive lui annon­çant sa venue mais non l’objet de celle-ci… La pièce s’ouvre sur une Céli­mène un peu fébrile, atten­dant l’arrivée immi­nente de son ancien amant devenu car­di­nal et se deman­dant bien ce qui peut l’amener jusque chez elle.

Ce n’est pas une “suite de situa­tion”, où l’auteur se serait contenté de for­ger une des­ti­née post–Misan­thrope aux deux per­son­nages créés par Molière en res­pec­tant leurs carac­tères : la pièce de Jacques Ram­pal s’inscrit par sa forme même dans la stricte conti­nuité de celle qu’elle pro­longe — elle est entiè­re­ment écrite en alexan­drins clas­siques, scru­pu­leu­se­ment césu­rés à l’hémistiche — sans être à pro­pre­ment par­ler un texte “à la manière de”.
L’observance des règles clas­siques de ver­si­fi­ca­tion — à cela près, pré­ci­sera l’auteur, que n’ont pas été sui­vies les pres­crip­tions d’usage en matière d’alternance de rimes fémi­nines et mas­cu­lines — s’applique ici à une langue contem­po­raine, au lexique simple, dont l’insigne élé­gance relève d’abord de la ryth­mique majes­tueuse de l’alexandrin. Céli­mène et le car­di­nal n’est pas un pas­tiche mais un hom­mage — on repère d’ailleurs de res­pec­tueux clins d’œil aux vers les plus fameux du cla­cis­sisme fran­çais : Alceste s’écrie Cachez ces des­sins que je ne sau­rais voir et, plus loin, Céli­mène lui mur­mu­rera un Va, je ne te hais point.
Le grand art de Jacques Ram­pal est d’avoir su glis­ser notre par­ler d’aujourdhui — un par­ler tout de même sou­tenu — dans le pas du vers alexan­drin de telle façon que les répliques conservent la sou­plesse et la viva­cité de la spon­ta­néité orale.

C’est assu­ré­ment un texte ciselé, comme le dira Patrick Pré­jean, qui demande une inter­pré­ta­tion tout en sub­ti­li­tés pour que soient clai­re­ment per­cep­tibles ce qui, au tra­vers des mots, trans­pa­raît de la per­son­na­lité des deux inter­lo­cu­teurs. Céli­mène et le car­di­nal est une pièce à texte, qui requiert le talent de grands comé­diens ayant déjà “du métier”. Ce jeudi 2 août, Claude Jade et Patrick Pré­jean en furent de brillan­tis­simes inter­prètes et sur­ent don­ner un bel éclat aux vers de Jacques Ram­pal. Ges­tuelle, pos­tures, expres­sions, regards… le lan­gage cor­po­rel des deux comé­diens fut d’une par­faite jus­tesse, à l’instar des inflexions de leur voix, et de leur dic­tion qui fit valoir avec pré­ci­sion les dié­rèses et les “e” tirés de leur mutité par l’exigence métrique. Il convient au pas­sage de saluer le cou­rage et la téna­cité qu’ils ont mon­trés ce soir-là : ils ont joué la pièce jusqu’au bout, sans que jamais leur inter­pré­ta­tion se fis­sure alors que de vio­lentes per­tur­ba­tions venaient, à tout moment, trou­bler la repré­sen­ta­tion — mais nous revien­dons sur cela dans un article ultérieur. 

Pour lais­ser à son texte et au jeu des inter­prètes toute la lati­tude néces­saire au déploie­ment de leurs cise­lures, Jacques Ram­pal a conçu une mise en scène tota­le­ment trans­pa­rente, où les élé­ments visuels et sonores évoquent le Grand Siècle finis­sant — et sont à per­ce­voir au pre­mier degré, dénués de toute obs­cu­rité sym­bo­lique. L’on est chez Céli­mène ; le décor — deux hauts sièges habillés de velours, gué­ri­dons, biblio­thèque gar­nie de volumes reliés de cuir… — montre un salon raf­finé conforme à ce que l’on attend. Elle porte une robe de velours vieil or, Alceste un res­plen­dis­sant habit écar­late. On sent, de tous côtés, un constant souci de réa­lisme : une bande son fait entendre des sabots cla­quant le pavé pour annon­cer l’arrivée — et le départ — de la calèche d’Alceste, Céli­mène sert un cacao à Alceste dans une haute tasse de por­ce­laine, elle-même se désal­tère d’eau fraîche en por­tant à ses lèvres un verre à pied sans doute de cris­tal — jusqu’au car­net de cro­quis, dont les pages, que l’on aper­çoit à maintes reprises, sont en effet cou­vertes de des­sins…
Ainsi dis­pensé de ques­tion­ne­ments para­sites quant à l’à-propos de tel ou tel détail maté­riel, le spec­ta­teur a l’esprit et le cœur entiè­re­ment dipo­nibles pour goû­ter à sa juste mesure un texte brillant, porté ici par deux très grands comédiens.

isa­belle roche

Céli­mène et le car­di­nal
Mise en scène :

Jacques Ram­pal
Avec :
Claude Jade et Patrick Pré­jean
Lumières :
Adib Khar­rat
Durée du spec­tacle :
1h45

* Jacques Ram­pal, Céli­mène et le car­di­nal, Librai­rie théâ­trale, 1993, 115 p. — 17,97 €.

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