Alceste et Célimène, les deux personnages du Misanthrope, ont eux aussi droit à leur Vingt ans après…
On sait que la fin du Misanthrope n’est pas le mariage attendu : Alceste et Célimène ont certes fini par reconnaître leurs sentiments réciproques, mais Célimène refuse de mettre dans la corbeille nuptiale le renoncement aux mondanités exigé par Alceste, et celui-ci n’est pas attaché à la belle coquette au point de consentir à supporter plus avant le monde et ses hypocrisies. C’est alors une séparation de fait : Célimène reste à Paris tandis qu’Alceste s’en éloigne définitivement… Les questions morales soulevées par cette pièce ont pris, au XVIIIe siècle, un relief particulier — mais c’est le dénouement qui, par son étrange ouverture, donnera l’envie à maints auteurs d’imaginer une suite au Misanthrope — citons, en France, Fabre d’Églantine, Labiche, et Courteline.
En 1993, Jacques Rampal s’engouffra à son tour dans la brèche laissée par Molière à la fin de sa pièce et écrivit Célimène et le cardinal*. Vingt ans ont passé depuis qu’Alceste a quitté la capitale. Il est entré dans les ordres et s’est hissé jusqu’à la dignité cardinalice. Célimène, elle, s’est mariée à un homme de son rang — fin dessinateur à ses moments perdus, apprendra-t-on par la suite — dont elle a eu quatre enfants. Restée pendant toutes ces années sans nouvelles d’Alceste, voilà qu’elle reçoit de lui une missive lui annonçant sa venue mais non l’objet de celle-ci… La pièce s’ouvre sur une Célimène un peu fébrile, attendant l’arrivée imminente de son ancien amant devenu cardinal et se demandant bien ce qui peut l’amener jusque chez elle.
Ce n’est pas une “suite de situation”, où l’auteur se serait contenté de forger une destinée post–Misanthrope aux deux personnages créés par Molière en respectant leurs caractères : la pièce de Jacques Rampal s’inscrit par sa forme même dans la stricte continuité de celle qu’elle prolonge — elle est entièrement écrite en alexandrins classiques, scrupuleusement césurés à l’hémistiche — sans être à proprement parler un texte “à la manière de”.
L’observance des règles classiques de versification — à cela près, précisera l’auteur, que n’ont pas été suivies les prescriptions d’usage en matière d’alternance de rimes féminines et masculines — s’applique ici à une langue contemporaine, au lexique simple, dont l’insigne élégance relève d’abord de la rythmique majestueuse de l’alexandrin. Célimène et le cardinal n’est pas un pastiche mais un hommage — on repère d’ailleurs de respectueux clins d’œil aux vers les plus fameux du clacissisme français : Alceste s’écrie Cachez ces dessins que je ne saurais voir et, plus loin, Célimène lui murmurera un Va, je ne te hais point.
Le grand art de Jacques Rampal est d’avoir su glisser notre parler d’aujourdhui — un parler tout de même soutenu — dans le pas du vers alexandrin de telle façon que les répliques conservent la souplesse et la vivacité de la spontanéité orale.
C’est assurément un texte ciselé, comme le dira Patrick Préjean, qui demande une interprétation tout en subtilités pour que soient clairement perceptibles ce qui, au travers des mots, transparaît de la personnalité des deux interlocuteurs. Célimène et le cardinal est une pièce à texte, qui requiert le talent de grands comédiens ayant déjà “du métier”. Ce jeudi 2 août, Claude Jade et Patrick Préjean en furent de brillantissimes interprètes et surent donner un bel éclat aux vers de Jacques Rampal. Gestuelle, postures, expressions, regards… le langage corporel des deux comédiens fut d’une parfaite justesse, à l’instar des inflexions de leur voix, et de leur diction qui fit valoir avec précision les diérèses et les “e” tirés de leur mutité par l’exigence métrique. Il convient au passage de saluer le courage et la ténacité qu’ils ont montrés ce soir-là : ils ont joué la pièce jusqu’au bout, sans que jamais leur interprétation se fissure alors que de violentes perturbations venaient, à tout moment, troubler la représentation — mais nous reviendons sur cela dans un article ultérieur.
Pour laisser à son texte et au jeu des interprètes toute la latitude nécessaire au déploiement de leurs ciselures, Jacques Rampal a conçu une mise en scène totalement transparente, où les éléments visuels et sonores évoquent le Grand Siècle finissant — et sont à percevoir au premier degré, dénués de toute obscurité symbolique. L’on est chez Célimène ; le décor — deux hauts sièges habillés de velours, guéridons, bibliothèque garnie de volumes reliés de cuir… — montre un salon raffiné conforme à ce que l’on attend. Elle porte une robe de velours vieil or, Alceste un resplendissant habit écarlate. On sent, de tous côtés, un constant souci de réalisme : une bande son fait entendre des sabots claquant le pavé pour annoncer l’arrivée — et le départ — de la calèche d’Alceste, Célimène sert un cacao à Alceste dans une haute tasse de porcelaine, elle-même se désaltère d’eau fraîche en portant à ses lèvres un verre à pied sans doute de cristal — jusqu’au carnet de croquis, dont les pages, que l’on aperçoit à maintes reprises, sont en effet couvertes de dessins…
Ainsi dispensé de questionnements parasites quant à l’à-propos de tel ou tel détail matériel, le spectateur a l’esprit et le cœur entièrement diponibles pour goûter à sa juste mesure un texte brillant, porté ici par deux très grands comédiens.
isabelle roche
Célimène et le cardinal
Mise en scène :
Jacques Rampal
Avec :
Claude Jade et Patrick Préjean
Lumières :
Adib Kharrat
Durée du spectacle :
1h45
* Jacques Rampal, Célimène et le cardinal, Librairie théâtrale, 1993, 115 p. — 17,97 €.