Un réquisitoire éblouissant sur l’inceste
Sophie Chauveau reçoit un jour un courrier réexpédié par les éditions Gallimard, une lettre de lectrice signée Béatrice. Elle se présente comme sa cousine. Elles se rencontrent. Au cours d’une discussion, Béatrice révèle avoir été violée par son père entre quatre et quatorze ans, ce qui rejoint la situation de Sophie. Ces entretiens génèrent un afflux de souvenirs, le besoin de comprendre ce qui semble une tradition familiale, ce qui engendre l’abus criminel des enfants.
Elles découvrent l’ampleur du désastre, le nombre d’exactions commis par les mâles, le silence assourdissant des mères qui taisent cette ignominie.
Le livre débute par un prologue intitulé Naissance d’une dynastie. En 1870, les Prussiens affament Paris. Arthur C., venu de Vendée, a monté une petite épicerie de produits locaux près de la Madeleine. Face à la pénurie, il pense à tuer les animaux du Jardin des Plantes pour nourrir ceux qui peuvent payer. Et l’argent coule à flots car Arthur a des idées.
Il est aussi un coureur de jupons invétéré. Il donne le goût du luxe à ses enfants et à ceux de son associé. Ceux-ci sont aux premières loges pour suivre les conquêtes féminines du père. Le libertinage, la liberté de mœurs s’ancrent chez ces mâles, immoralités qu’ils se transmettent de génération en génération jusqu’à… l’inceste.
Les deux femmes décident d’enquêter pour dresser la liste des bourreaux, remontant jusqu’à l’origine, ce fameux Arthur C. qui usait abondamment des employées de ses établissements. Elles reconstituent, ainsi, un arbre généalogique de l’horreur car très vite, ces prédateurs recrutent dans la famille, pratiquent l’entre-soi.
C’est tellement plus facile sous le prétexte d’aimer ses enfants, d’adopter ce type d’amour.
Puis, l’auteure raconte les souffrances de sa cousine et les siennes. Des explications à cet inceste qu’elle a subi, Sophie Chauveau va les chercher lors d’un long parcours pour gommer trente ans de déni, d’occultation, avec la volonté d’avancer, de se reconstruire. Elle dresse avec une justesse remarquable, une manière d’appréhender les comportements de ces pervers, leurs pulsions qu’ils trouvent naturelles, leur chantage affectif et la justification de leurs vices avec la mise en avant d’une liberté moderne de pensée.
Après avoir décrit les faits avec des mots choisis, un vocabulaire qui ne verse pas dans le voyeurisme, dans la grossièreté, mais qui retrace avec exactitude et réalisme, S. Chauveau passe du cas particulier de sa famille, de sa triste lignée, à un plan plus général. Elle prend un certain recul et analyse le crime selon différents angles, différentes morales, différentes lois tant bibliques qu’humaines.
L’essayiste raconte l’évolution récente du droit, évolution qu’il a été si difficile de faire passer pour porter secours aux victimes. Ces victimes qui, lorsqu’elles arrivent à prendre conscience de ce qu’elles ont vécu, sont culpabilisées tant par leurs prédateurs, par leur entourage, que par les gardiens de la société.
En a-t-il fallu des coups d’éclats pour que les “représentants du peuple”, ces parlementaires bougent un peu, fassent un pas vers la reconnaissance de ce crime et éditent des châtiments.
La fabrique des pervers est un document remarquable par la façon dont l’auteure mène son analyse, décrit le fonctionnement psychique et physique de ces pervers, l’utilisation du pouvoir et le sentiment de supériorité que leur donne l’argent et, surtout, la quasi-certitude de l’impunité.
Un essai brillant, un livre fondamental sur l’inceste.
serge perraud
Sophie Chauveau, La fabrique des pervers, Folio n° 6934, mai 2021, 320 p. – 8,10 €.