La mise en scène inventive de Nicolas Briançon révèle avec finesse toutes les richesses de la pièce fameuse que Jean Giraudoux écrivait en 1935
Même si vous n’avez jamais lu Homère, fût-ce sous forme d’extraits choisis, il y a fort à parier que “la guerre de Troie” aura pour vous des résonnances familières — au point, peut-être, d’en connaître les protagonistes, voire l’événement déclencheur et certains des épisodes les plus marquants. Car cette guerre compte parmi ces mythes littéraires, peu nombreux au demeurant, qui s’inscrivent dans la mémoire collective et imprègnent les esprits parce qu’ils illustrent une histoire absolument fondamentale, significative et exemplaire de l’humanité (Colette Weil, préface à La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Le Livre de Poche, 1972, p. 23). Aussi ce titre — qui est la toute première réplique de la pièce, prononcée par Andromaque — a-t-il une puissance d’étonnement non négligeable qui a probablement sa part dans la notoriété acquise par ce texte. Paradoxalement assez peu joué paraît-il et peu étudié.
Si l’appel d’un titre peut suffire à attirer le lecteur lambda sans doute en faut-il un peu plus pour qu’un metteur en scène entreprenne de monter un texte. Pour savoir ce qui a conduit Nicolas Briançon sur les remparts de la Troie giralducienne, il suffisait d’assister aux “Rencontres de Plamon” le lendemain de la représentation… D’abord, expliqua-t-il, Giraudoux est un auteur que j’aime bien, pour son style justement, qu’on lui reproche souvent, et pour sa légèreté. De plus, La Guerre de Troie n’aura pas lieu est, à ses yeux, une pièce parfaite sur le plan dramatique, dans sa construction et dans sa progression. Le rôle d’Hector ayant, par ailleurs, éveillé en lui une forte envie de jouer, il n’a pas hésité à adopter la double casquette d’acteur et de metteur en scène…
© JC Hermaize — Festival d’Anjou
L’on notera, d’emblée, que Nicolas Briançon a pris quelque distance avec la “lettre” de la pièce, notamment en opérant des coupes — les plus repérables étant occasionnées par la suppression du rôle de la petite Polyxène — et en transposant l’action dans les années 30. Les Grecs portent des uniformes militaires qui n’ont rien d’achéen, et les costumes des Troyens — à l’exception d’Hector, vêtu en soldat — sont ceux de ces riches mondains de l’entre-deux-guerres qui songeaient davantage à sabler le champagne qu’à s’alarmer du contexte international. Quant au décor, il montre des sièges et une table recouverte d’une nappe immaculée où sont disposés verres et bouteilles. L’ambiance est celle d’une garden party chez M. l’Ambassadeur - la transition entre l’acte I et l’acte II s’effectue comme au bal, tandis que certains des personnages, réunis en couples, dansent au son d’une musique jazzy… Mais des portions de remparts miniatures, placées çà et là à même le sol, et les Portes de la Guerre réduites à la taille d’une maquette, posée en coin de scène sur un tabouret, signalent la Troie antique - et, du même coup, la dimension symbolique qu’a le mythe dans le texte de Giraudoux. Si les noms sont les mêmes que chez Homère — à cela près qu’Ajax devient Oiax — et que les didascalies précisent que l’on se trouve sur la terrasse d’un rempart dominé par une terrasse et dominant d’autres remparts au premier acte puis dans un square clos de palais au second, l’auteur a glissé dans son texte quantités d’anachronismes — subtile manière de ramener le mythe antique de référence à une valeur de symbole et ses protagonistes à des archétypes.
Le symbole sert de substrat à un propos très contemporain — les allusions à la situation internationale du moment sont nombreuses — en même temps qu’à une réflexion plus large sur la nature de la guerre, sur le poids de la fatalité, sur le rôle du langage enfin. Giraudoux a ainsi creusé un écart notable entre l’œuvre originale dont il s’est inspiré et sa pièce ; cet écart se manifeste, aussi, dans les multiples nuances tonales du texte : on y entend les accents de la tragédie — de bout en bout pèse ce fatum contre lequel on ne peut rien — modulés par des envolées poétiques, des tirades et des répliques toutes d’humour cinglant. Par ses choix dramaturgiques, Nicolas Briançon exhibe sur la scène ce qui est sous-jacent, implicite dans le texte. Et de même qu’il a su mettre en valeur avec une extrême finesse tous les registres du texte giralducien, il réussit à faire entendre avec un égal relief le substrat antique, ce qui perce de l’actualité de l’entre-deux-guerres et ce qui est intemporel.
Le thème de la guerre et de ses justifications plus ou moins légitimes, traité au fil d’arguments d’une profondeur que relèvent les incessantes trouées humoristiques, est certes le soubassement de la pièce. Mais celle-ci est aussi — et peut-être à part égale — une réflexion très acerbe sur le pouvoir du langage. La guerre apparaît ici comme une question de mots. Le plus enragé des va-t-en guerre troyens, Démokos, est un poète, qui fait dépendre l’ardeur des troupes au combat d’un chant de guerre bien composé, qui insiste sur l’importance d’une utilisation injurieuse à souhait des épithètes. À l’acte II intervient Busiris, un spécialiste du droit des peuples dont les paroles servent la cause de Démokos avant d’être converties par Hector en plaidoyer pacifiste. Iris, la porte-parole des dieux, apporte des messages contradictoires dont le contenu peut, à l’occasion, signifier une chose et son contraire… Comment ne pas voir là une critique bien sentie de la rhétorique diplomatico-politicienne dont on ne cesse de fustiger la vacuité et qui pourtant ne manque pas de provoquer des désastres ?
© JC Hermaize — Festival d’Anjou
Nicolas Briançon a souligné cette problématique omniprésente du langage par maintes trouvailles scéniques, par exemple cette tribune intégrée au décor pendant l’entracte, qui devient le symbole du discours manipulateur et/ou creux : derrière elle se dresse Démokos, à la scène 4 de l’acte II, pour prononcer une harangue avec force penchés de buste et syllabes détachées, tel un dictateur quêtant l’ovation des foules ; c’est encore derrière cette tribune qu’Iris transmettra les paroles divines, vides ô combien…
D’autres moments mémorables mériteraient d’être évoqués, mais peut-être suffira-t-il de dire, ici, que le spectacle entier fut immense.
L’une des principales caractéristiques d’une grande œuvre dramatique est de véhiculer un propos qui ne se périme pas et reste audible dans sa plénitude signifiante par-delà les décennies — voire les siècles. Mais une telle œuvre, pour demeurer grande, doit être bien servie. Et ce 23 juillet, sur la Place de la Liberté à Sarlat, la pièce de Jean Giraudoux le fut admirablement, aussi bien par le metteur en scène que par les comédiens.
À l’heure où je m’installais ce soir-là je gardais de La Guerre de Troie n’aura pas lieu, dont je venais tout juste d’achever la lecture, un sentiment mitigé ; je n’en avais mesuré ni la subtilité, ni la richesse, et ce bien que j’eusse disposé d’une bonne édition critique*. Le spectacle, lui, m’a littéralement transportée ; le travail de Nicolas Briançon, allié au jeu des comédiens, a transfiguré la perception que j’avais eue de la pièce. J’en ai aussitôt entamé la relecture — hautement jubilatoire celle-là, rehaussée des souvenirs de la représentation…
isabelle roche
La Guerre de Troie n’aura pas lieu
Mise en scène :
Nicolas Briançon
Assistant mise en scène :
Pierre-Alain Leleu
Avec :
Philippe Beautier, Nicolas Biaud-Mauduit, Nicolas Briançon, Olivier Claverie, Emma Colberti, Jean-François Guilliet, Lucienne Hamon,Thibaut Lacour, Pierre-Alain Leleu, Pierre Maguelon, Bernard Malaka, Claire Mirande, Elsa Mollien, Thomas Suire, Valentine Varela
Lumières :
Gaëlle de Malglaive
Décors et costumes :
Pierre-Yves Leprince
Durée du spectacle :
2 h
* Édition consultée pour cet article :
Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu (préface et commentaires par Colette Weil), Le Livre de Poche, 1972, 185 p. — 4,50 €.