À dire vrai, j’ai trouvé assez vite la focale adéquate pour parcourir ce recueil d’articles, de conférences, ces écrits sur l’art, afin de trouver une idée qui puisse alimenter mon point de vue sur la variété des propos du peintre autrichien (qui parlant de lui disait : L’Autrichien). Cette focale amoindrissant sans doute le panorama intellectuel des propos du peintre, a eu l’avantage de me resserrer autour du texte (comme le préconise Breton dans son Poisson soluble).
Cherchant à étayer ma lecture, j’ai trouvé le point d’appui avec lequel parcourir ce volume important de textes, agrémenté de reproductions en couleur illustrant intelligemment la plume de Kokoschka (qui fut aussi dramaturge).
C’est ainsi que j’ai débouché sur l’homme, sur la circonférence, sur le topos qu’occupe ici l’être humain, dans son développement et sa nature. J’englobe, quant à moi, l’humain au Dasein, à l’être en train d’être. Ainsi cet Œil du titre est un œil humain, un point de vue sur l’homme, une exploration matérielle et métaphysique de l’individu, déterminé comme individu social et politique, autant que transcendantal et perçu comme créature.
Cet œil permet d’observer le tremblement, ce qui oscille dans des catégories anthropomorphiques. Ainsi, mon travail principal a été de voir où frottait l’humain dans le propos esthétique, voir où affleuraient les définitions de ce sujet humain, seul but, seule finitude possibles dans l’esprit du peintre, à mon sens. Cet être est fondamentalement celui qui peut créer à partir de la boue pour arriver à la statue, de la pierre à la pierre angulaire, de la peinture au sujet.
Être vivant poursuivant son étantité : voilà la seule issue intelligente pour assembler, relier l’homme à la nature, à la société, à la croyance, à l’art. Ici, l’être devient le pivot de l’écriture, un centre de relations avec l’utopie, avec la hauteur toujours, confronté essentiellement à l’Histoire. L’être se comprend comme vecteur transversal, s’humanise sans laisser rien dans l’ombre, sinon le vrai mystère de notre condition ici-bas, que personne ne pénètre. Est-ce là un homme pris dans sa post-modernité ?
Kokoschka reste libre, tout comme l’homme qu’il désigne. Il construit même son humanité intérieure en écrivant.
Voir est une activité à laquelle les hommes de certaines aires culturelles doivent leur conscience. Dans la conscience des visions s’exprime une intuition des formes qui fait surgir du flux des événements un monde humain doué de lois propres.
Ajoutons qu’il s’agit dans cet Œil de textes d’un peintre, ce qui laisse augurer la place importante de la question du regard — véhicule principal de la reconnaissance évidemment. De plus, sa pensée est itinérante, va, déambule, ne se fixe pas à tel ou tel sujet, mais traverse en oblique des espaces mentaux, sans se figer dans telle ou telle position idéologique (et même si une des cibles occurrentes demeure la peinture non-figurative, il s’en explique toujours avec clarté et objectivement).
En faisant disparaître l’homme, l’art non figuratif voile le miroir qui révèle le visage de notre époque. Nous avons désespéré il y a longtemps déjà — depuis que nous portons consciemment le fardeau de la mortalité — d’être à l’image des dieux que nous avons créés. Mais comme nous cherchons également à nous libérer du matérialisme pessimiste, nous nous reprenons à rêver d’un au-delà.
Il s’agit en tout cas, nonobstant ma prise de parti pour une lecture anthropomorphique, du travail d’un écrivain et d’un penseur. Et cette tentative de montrer la pensée humaine, la pensée et la représentation humaine comme une réalité tangible ne se ferme pas sur une conception rythmique, mais laisse suffisamment d’incertitude et autorisant, suggérant même que la définition de l’artiste est celle d’un veilleur, d’une vigie de l’être humain.
Kokoschka parle à une reprise d’isotype, donc du rapprochement de l’idée et des choses, que je changerais en une isotopie de l’homme, une géographie de l’homme où circulent des réseaux et des connexions, un homme topique affronté à l’Histoire.
didier ayres
Oskar Kokoschka, L’Œil immuable, éd. L’Atelier contemporain, 2021, 456 p. — 25,00 €.