« Juste de quoi survivre » est la circonstance fortuite qui traverse en filigrane ces courtes nouvelles, écrites à quatre mains par Christophe Esnault et Lionel Fondeville. Sur la couverture de l’ouvrage, un jeune homme élégant, à l’abondante chevelure, Hervé, photographié en 1993, regarde pour toujours l’objectif et nous-mêmes.
L’errance et les rencontres hasardeuses se croisent et se défont dans ces feuilletons car, selon les auteurs, mieux vaut « vivoter » que périr dans le monde sans pitié du travail, comparé à un « charnier ».
Il y a désintrication avec le réel, désintrication que Jung considère en ces termes : « notre fécondité elle-même nous condamne à l’autodestruction, car l’avènement d’une génération inaugure le déclin de la génération précédente », identifiant ainsi une composante destructrice de la sexualité.
La dualité pulsionnelle, centrale dans l’œuvre de Piera Aulagnier, définit d’emblée la pulsion de mort par le désinvestissement de l’objet, parlant d’un « désir de non-désir », et d’un « masochisme primaire », seule protection contre le risque du déplaisir dans le désir d’un objet manquant. [extraits de Cairn, revue française de psychanalyse, 2002].
Mais, surtout, quelque chose d’absurde se joue entre les personnages, les rêves enchevêtrés face aux conventions sociales, les (fausses) histoires d’amour, perdues d’avance. Pas à pas, des lieux s’inscrivent, Paris, des endroits bleus, des bleus à l’âme, des évocations de films, de livres, sous l’égide de ces allégations : « la vie de célibataire, passant d’une fille à l’autre » et « fabriquer un enfant, c’est simplement accepter le monde tel qu’il est. Atroce ».
La lucidité impitoyable de ce parti-pris ouvre un vrai débat, celui de la solitude et de la finalité inhérente à tout principe de vie.
Les humeurs humides du corps réduisent l’acte d’amour à une écœurante fusion. La « morve », les crachats, les râles de l’orgasme (simulés ou pas), la puanteur des « toilettes publiques » sont le décor cru de l’envers du désir amoureux — sa détermination morbide ?
Les auteurs examinent les artistes consacrés, les communautés de gens à idées fixes, les réfractaires et les inadaptés… La critique du stakhanovisme ambiant, de la servitude de l’« esprit d’entreprise » est plutôt saine, ainsi que l’angoisse ressentie par l’écrivain, l’artiste, en regard du prélèvement sans retour de son temps de vie et de création, dans le « rouleau compresseur de la société néo-libérale ».
De la science-fiction, du sarcasme se mêlent à la plume acide de Esnault et Fondeville, offrant une déconstruction salutaire de l’enfer du macrocosme contemporain, des liens intimes, des relations femmes/hommes, prises en étau entre « ennui, anéantissement, culpabilité ». Du reste, il est difficile d’identifier l’un ou l’autre écrivain, même si les nouvelles diffèrent, tout en contenant des leitmotivs communs.
Les absorptions de liquides (d’alcools), de nourritures, de médicaments (« être imbibé de »), l’immiscion dans l’autre, l’immixtion, reviennent souvent perturber le questionnement des protagonistes, déclenchant des conséquences multiples. Le désespoir suinte, envahit le champ des possibles, néanmoins la lucidité y brise les faux-semblants.
Dans le chapitre Littératures comparées, le lecteur doit suivre les textes entrecoupés, des phrases barrées d’une ligne, puis de deux. Des scènes, des plans m’évoquent des séquences cinématographiques de Les Poings dans les poches de Bellochio (la névrose familiale), ou 71 fragments d’une chronologie du hasard de Haneke (le geste radical), cinéaste qui montre la manière dont les médias de masse mettent chaque image sur le même plan, sans jamais les hiérarchiser.
Dans le cas de Mollo sur la win, les dialogues, les monologues, les communications épistolaires détournent le langage technologique. La psychanalyse occupe une place importante, entre chantage et échec, « degré extrême de mélancolie ou euphorie délirante ». L’hypertrophie du désir se heurte à l’atrophie de sa réalisation, dévie vers la crainte.
C’est une vision du monde qui me fait penser à celle de l’écrivain américain Crad Kilodney (1948–2014), et plus spécifiquement à Excrement. Mais laissons la parole à Christophe Esnault & Lionel Fondeville, un souffle continu d’entrelac de mots, de situations, une poétique rebelle : « et les jeunes filles dansant se voient dans les mares les pianos se dévissent aux boîtes à musique sur la route et partie je cherche à te meurtrir te meurtrer te meurtriser »…
yasmina mahdi
Christophe Esnault & Lionel Fondeville, Mollo sur la win, éd. Cactus Inébranlables, Belgique, 2021 — 15,00 €.
Présentation inspirée de la part de Yasmina Mahdi (une femme — on est toujours étonné — s’agissant d’un homme — par éducation et formatage culturels, si ce n’est pas atavisme culturel occidental) sur les culs-de-sac, les impasses que notre civilisation occidentale produit génération après génération et qui perdurent. Tels qu’en ferait état Mollo (mollement) sur la win (le gain) . Comme s’il n’y avait jamais de moyen terme à trouver, ou plutôt des tactiques et une stratégie à trouver au fur et à mesure et à chaque fois de l’avancée de l’existence, pour régulièrement échapper aux déterminations des sociétés.