Zehra, une journaliste et artiste kurde, a été arrêtée et enfermée à Mardin. Le « crime » qui lui vaut cette détention est la diffusion d’informations et d’un dessin montrant la destruction de la ville kurde de Nusaybin, à la frontière avec la Syrie. Après 141 jours et une première audience, elle est libérée sous contrôle en attente du jugement. Elle sera condamnée à 2 ans, 9 mois et 22 jours de prison au motif de propagande terroriste.
Entretemps, elle monte une exposition qui alerte la police. Elle était à Istanbul et passe quelques cinq mois dans la clandestinité avant d’être arrêtée dans un banal contrôle. Elle est alors envoyée à Diyarbakir, dans la prison N° 5, un établissement à la sinistre réputation.
Le matériel artistique est bien sûr, interdit. Elle trouve la parade avec une amie qui lui envoie des lettres, n’écrivant que sur une face, laissant l’autre disponible pour crayonner. Ces dessins pouvant être sortis secrètement de la prison. Elle raconte les événements qui l’ont conduit à entrer en résistance, particulièrement depuis 2015, quand les processus de résolution de la question kurde ont été rompus par Erdogan.
Débute alors une répression brutale. Ce sont des attentats attribués à daech lors des rassemblements du HPD, le Parti démocratique du Peuple. Ce sont des villes sous couvre-feu pendant plusieurs mois sans possibilité de se ravitailler. L’auteure expose les attaques violentes d’une armée suréquipée faisant usage de blindés, de mitrailleuses, d’avions de chasse, contre les individus tenant des armes disparates. Les villes sont bombardées, détruites, les murs couverts d’insultes. La soldatesque qui investit les maisons, pille, se masturbe avec les lingeries féminines…
Zehra Doğan raconte la solidarité entre femmes, dans les prisons, l’organisation de la vie quotidienne pour essayer de la rendre moins pesante. Elle décrit la résistance de toutes ces femmes enfermées, ces vies brisées par trop d’années d’enfermement. Mais c’est aussi la description des tortures endurées, les prisonniers suspendus pendant des heures, les jets d’eau glacée, les coups de matraque.
C’est être forcé de marcher, les pieds lacérés, sur du sel avec un codétenu sur le dos. C’est l’ingestion de déjections humaines, glaires, vomissures… Et il faut chanter des marches turques, réciter des poèmes louant la turcité. Deux hommes ont été tués parce que, ne parlant pas le turc, ils chantaient faux.
Prison n° 5 dépeint une réalité monstrueuse qui ne se déroule pas dans un passé lointain. Cela a commencé en 1980 dans la prison N°5 et cela perdure aujourd’hui dans d’autres lieux. L’auteure ne fait donc pas usage de la langue de bois quand elle écrit : “Et le 15 juillet 2016, avec un scénario de tentative de coup d’État, Erdogan ouvre la porte à de nombreux projets funestes et durcit son régime…“
Libérée, Doğan se réfugie en Europe pour ne pas être emprisonnée une troisième fois et continuer à témoigner. Là, grâce au soutien de nombreuses personnes, en particulier de Dominique Grange et Jacques Tardi, l’immense créateur de BD, elle a pu envisager de faire publier ses dessins. Un album que tout adulte responsable, humaniste se doit d’avoir pour dénoncer la torture dans les prisons turques contre le peuple kurde.
Un album poignant, un récit dantesque sur des conditions barbares pires que le neuvième cercle de l’Enfer, un récit qui donne à connaître le passé de ce haut-lieu de persécutions et le magnifique combat mené par ces femmes résolues.
serge perraud
Zehra Doğan, Prison N° 5 (traduction et adaptation de Naz Öké et Daniel Fleury), Delcourt, coll. “Hors collection”, mars 2021, 120 p. – 24,95 €.