L’ignominie de la course au profit
Comment abolir l’esclavage quand tout le monde, directement ou indirectement, en bénéficie, quand un pays entier peut mettre un sucre à bas prix dans le thé, du tabac à bas prix dans la pipe ? Avec l’esclavage, c’était une main-d’œuvre pas chère qui œuvrait dans les plantations de cannes à sucre des Caraïbes en générant d’énormes profits pour les négriers et les commerçants.
Avec pour fil rouge la traque de criminels, Laura Shepherd-Robinson, décortique, décrit tous les mécanismes constitutifs de ce système et les raisons qui conduisaient à le faire perdurer.
En juin 1781, un jeune veilleur de nuit découvre le cadavre nu d’un homme pendu à un poteau sur les quais de Deptford, une ville proche de Londres, au bord de la Tamise. Il a été torturé et égorgé. Peregrine Child, le magistrat le connaît comme Thomas Valentine, un avocat qui lutte contre l’esclavage.
Parce que Caro, son épouse, est absente, le capitaine Harry Corsham consent à recevoir Amelia Bradstreet. Celle-ci vient au nom de Tad son frère. Ce dernier lui avait recommandé de prévenir Harry s’il ne revenait pas de Deptford. Militant très actif pour l’abolitionnisme, il a beaucoup d’ennemis mais il devait aller là-bas pour récupérer quelque chose qui allait lui permettre de mettre fin à la traite négrière.
Parce qu’ils se sont connus à Oxford, qu’ils ont milités contre la traite des Noirs, Harry accepte d’enquêter. Il se rend à Deptford, au cœur du trafic d’esclaves entre l’Afrique, l’Angleterre et les Caraïbes. Il se heurte à un certain mutisme tant de la part du magistrat, que de Lucius Stokes, le maire de la ville. Mais les événements prennent un tour plus risqué quand il est confronté au cambriolage de l’appartement de Tad. Des menaces sont proférées lorsqu’il cherche ce que cache la réflexion de Canelle, la jeune esclave de Stokes. Son ami était revenu pour voir l’ange noir… Avec cette enquête, il se trouve en conflit avec Caro, et met en balance son futur titre de parlementaire, voire plus car le secteur se révèle très dangereux…
Deptford, en 1871, est un port où la traite négrière existe depuis plus de deux cents ans. Mais c’est au cours du XVIIIe siècle que le commerce des esclaves et du sucre a connu une expansion spectaculaire, qui a amené, entre autres, la construction de navires négriers plus importants pour la traversée de l’Atlantique.
Si juridiquement, après 1772, le sort des Noirs s’améliore, la réalité est tout autre. Le commerce des esclaves continue, L’achat, la vente, les récompenses pour ramener les fugitifs passent dans les petites annonces des journaux.
La romancière détaille les diverses situations des Noirs, entre ceux qui pouvaient retrouver une certaine liberté dans Londres et ceux qui étaient envoyés dans les plantations. Elle raconte les transports, les conditions de vie sur les bateaux, les exactions. Elle décrit les différents maillons de la chaîne depuis les rois nègres qui faisaient des prisonniers pour les revendre aux Blancs, les médecins qui torturent, les marins, les propriétaires des bateaux…
Elle raconte avec précision les massacres d’esclaves sur les bateaux, les moyens brutaux de juguler des tentatives de révolte face aux très mauvais traitements et dénonce l’exploitation sexuelle des femmes esclaves, exploitation considérée comme banale, presque normale.
C’est tout le système économique qui est exposé de manière exhaustive, même s’il épouvante compte tenu des horreurs décrites. Autour du personnage central, à savoir ce capitaine Harry Corsham, blessé lors de la bataille de Saratoga, la romancière étoffe une belle galerie de protagonistes couvrant toutes les catégories de personnages œuvrant dans les lieux à l’époque.
Elle montre la corruption, l’immoralité des Anglais quand, en 1833, la loi sur l’abolition de l’esclave est définitivement adoptée. Les propriétaires d’esclaves ont été dédommagés de la perte de leurs actifs commerciaux à hauteur de 20 millions de livres représentant aujourd’hui 16,5 milliards de livres. Ce chiffre laisse imaginer un nombre exorbitant d’esclaves.
Un livre érudit, documenté, captivant tant pour les données historiques que pour une intrigue fort bien construite, retorse, subtilement cynique, jusqu’à un dénouement marquant.
serge perraud
Laura Shepherd-Robinson, Blood & Sugar (Blood & Sugar), traduit de l’anglais par Pascale Haas, Éditions 10/18, mai 2021, 464 p. – 21,90 €.