Le 27 juin 2005 était donnée en lecture à l’Hôtel de Massa la première pièce d’Hugo Marsan. Le texte est désormais disponible aux éditions du Club Zéro
D’aucuns ont coutume de penser qu’un texte de théâtre qui n’est pas joué est mort, qu’il n’y a pas de vie pour une pièce en dehors de la scène et que la forme écrite n’est qu’une base de travail pour metteurs en scène et comédiens. Certes — et, dans le même ordre d’idée, que vaut une partition musicale réduite à des signes organisés sur une portée si nul interprète ne s’en empare : la musique n’advient pas, un silence dépourvu de signification répond au déchiffrement des notes tant qu’un instrument manié par un musicien ne les module pas.
Mais le texte théâtral n’est pas tout à fait de même nature. S’il lui faut être “mis en scène” — ou “en espace” — et relayé par le jeu des acteurs — ou du moins leur voix dans le cas d’une lecture - pour atteindre la plénitude de son impact émotionnel, il est loin d’être inerte s’il est simplement retenu dans les pages d’un livre. Les mots ont toujours un pouvoir — mais différent selon qu’ils sont dits ou écrits. Et tant que le texte d’une pièce n’est pas publié, qu’il ne vit que le temps d’une lecture ou d’un spectacle, peut-on le dire vraiment “vivant” ?
La question s’est posée de façon aiguë pour la première pièce d’Hugo Marsan, Les Jours heureux, donnée en lecture publique le 27 juin 2005 au siège de la Société des Gens de Lettres, alors que son auteur ne lui avait pas encore trouvé d’éditeur. Ceux qui y ont assisté se souviendront avec émotion de l’intense vibration que William Della Rocca et Sylvain Savard avaient su insuffler au texte. Mais au terme de la lecture, il ne restait plus des poignantes répliques que les écharpes de brume que la mémoire de chacun avait bien voulu retenir — qu’étaient-elles, ces évanescences, sinon d’improbables résidus mémoriels n’attestant, en somme, que d’une demie-vie de l’œuvre — parce qu’en l’absence de publication, il était impossible de revenir sur les mots, d’en goûter a posteriori la longueur en bouche. Cette inscription dans la durée qui manquait à la pièce — elle qui pourtant traite de la fugacité des choses et repose sur le doute, sur l’impossibilité de se forger de vraies certitudes - lui est désormais acquise : le texte est depuis peu disponible auprès des éditions Club Zéro1 — un “petit éditeur” certes, mais qui offre néanmoins à la pièce une possibilité de diffusion qui dépasse dans le temps et l’espace la portée des voix de deux comédiens.
Les mots d’Hugo Marsan mis en livre n’ont plus cette chair vocale, dense et déchirée, dont William Della Rocca et Sylvain Savard les avaient parés. Mais cette publication leur vaut, outre les avantages inhérents à toute publication en termes de pérennité et de disponibilité, un très beau support — la teinte crème des pages et la douceur sous les doigts de leur fin papier contribuent beaucoup au plaisir de la lecture -, une couverture remarquablement réussie grâce à la photo d’Hervé Baudat2 et, enfin, une préface de Claude Pujade-Renaud d’une élégance simple et limpide, qui tient en deux pages brillantes : elle donne la juste dimension de l’œuvre, en présente les lignes de force mais reste suffisamment allusive pour n’en pas trop révéler tout en mettant le lecteur dans un état d’appétence tel qu’il ne pourra s’empêcher de poursuivre sa lecture et entrer dans la pièce.…
Un acte et sept scènes, deux personnages — le Prisonnier et le Visiteur — mais un lieu improbable : Une chambre rudimentaire dont on voit la porte d’entrée. Ce sera, selon le délire du prisonnier, une cellule de prison ou une chambre d’hôpital. est-il précisé dans le descriptif du décor. Sept scènes pour retracer, au gré des répliques qu’échangent le Prisonnier et le Visiteur et selon des lignes changeantes, une histoire d’amour tragique vécue jadis par le Prisonnier avec un jeune homme de vingt ans son cadet, Lucien — dix ans de vie commune, jusqu’à l’irruption de Iago…
Mais au lieu que ces longues conversations construisent peu à peu une suite de faits cohérente, les événements deviennent flous, et leurs protagonistes avec. Une confusion accrue par l’intrication serrée de références à un quotidien banal et de méditations sur la finitude humaine, l’amour, le bonheur… débouchant sur des réflexions aussi profondes que pessimistes et désespérées. De ces vastes préoccupations philosophiques sur lesquelles on ne se penche guère qu’en période de doute…
On sent, sous-jacente à la pièce et à travers sa mise en abyme (le Prisonnier écrivait une pièce de théâtre intitulée Les jours heureux quand s’est brisée sa vie avec Lucien), posée la question de l’entreprise démiurgique — celle de l’écrivain forgeant sa fiction, de l’acteur créant le personnage qu’il doit incarner, ou de l’être en proie au désespoir qui se bâtit son propre univers, sa propre échelle de temps — et peut-être est-ce pour cela que la pièce compte sept scènes…
C’est la pièce est celle de toutes les fluctuations — le lieu, l’âge du Prisonnier, les faits évoqués et leur chronologie, les durées sont incertains… Le fait que les deux personnages mis en scène ne portent pas de nom mais soient désignés par un état, une fonction, accroît ce flottement et repousse vers un arrière-plan anecdotique l’histoire que reconstitue tant bien que mal le dialogue entre le Prisonnier et son Visiteur. Et ce ne sont pas les prénoms “Lucien” et “Iago” qui viendront apporter une touche d’individualisation… “Iago” semble détaché de l’être charnel qu’il désigne - ce n’est, de l’aveu du Prisonnier, qu’un nom donné “comme ça” : Pour nous délivrer de ce poids entre nous, pour désamorcer ce qui me minait, on l’appelait Iago. Quant à Lucien, qui oscille toujours entre le jeune homme de chair et de sang et la figure fantasmatique — Il ne peut pas vieillir, il aura toujours 20 ans — il tourne, lui aussi, à l’archétype, essentiellement à cause de la forte empreinte symbolique que lui confère l’étymologie de son prénom.
On quitte le livre plongé dans la perplexité - le dénouement, d’ailleurs, densifie encore le doute — mais lesté néanmoins d’une certitude, une seule : il a été question d’amour, d’un amour fou, passionné… Non, plus exactement, il a été question de l’Amour, dans sa dimension absolue, aliénante, métaphysique et vitale.
Par l’intensité des émotions que véhiculent les personnages, par la profondeur des interrogations existentielles et ontologiques soulevées, la pièce a une dimension universelle, qui s’épanouit à partir de la singularité même de l’histoire d’amour qui la nourrit et des individus qui la vivent. Aoprès avoir lu Les Jours heureux, on comprend alors que, homme ou femme, on a tous au fond du cœur son Lucien, son être de lumière qui fait battre la mémoire un peu plus fort dès lors qu’il se met à y briller et à qui se rattachent les émotions les plus violentes, les plus contradictoires - les plus réconfortantes et tièdes comme les plus douloureuses.
NOTES
1 -Le livre est disponible uniquement sur commande adressée à l’éditeur et accompagnée du règlement correspondant au nombre d’exemplaires désirés — soit 10,00 € par exemplaire frais d’envoi compris.
Club Zéro
130 Bd du Montparnasse
75014 PARIS
2 - Hervé Baudat est aussi l’auteur du portrait d’Hugo Marsan qui illustre sa chronqiue mensuelle. Pour avoir un aperçu de son travail, visitez son site…
isabelle roche
Hugo Marsan, Les Jours heureux (préface de Claude Pujade-Renaud), éditions Le Club Zéro, 98 p. — 10,00 €.