L’Empire du rire, XIXe-XXIe siècle (sous la direction de Matthieu Letourneux & Alain Vaillant)

Tout ce que vous avez tou­jours voulu savoir sur le rire… sans jamais oser le demander

En quelques années, le phé­no­mène du rire a émergé sur le champ lit­té­raire : jusque-là can­tonné à quelques ouvrages célèbres (Berg­son, Jan­ké­lé­vitch) qui ont long­temps tenu le devant de la scène, il sus­cite désor­mais publi­ca­tions et col­loques uni­ver­si­taires en quan­tité.
Mat­thieu Letour­neux et Alain Vaillant (pro­fes­seurs de lit­té­ra­ture fran­çaise, spé­cia­listes res­pec­ti­ve­ment de la culture média­tique et de la lit­té­ra­ture du XIXe siècle et du rire) pro­posent ici un volume magis­tral regrou­pant plus de trente par­ti­ci­pants, et qui per­met de se faire une idée pré­cise de ce phé­no­mène, notam­ment en cla­ri­fiant les notions.

Quatre convic­tions fon­da­men­tales pré­sident à l’entreprise – qui n’est pas un ensemble de com­mu­ni­ca­tions dis­pa­rates, mais une entité dont chaque spé­cia­liste traite une par­tie – : évi­ter de réduire l’étrangeté du rire ou de l’ignorer, dans nos socié­tés où il est désor­mais omni­pré­sent ; ne pas igno­rer que le rire, phé­no­mène anthro­po­lo­gique unique, est un héri­tage de la pré­his­toire humaine ; tenir compte de la rup­ture déci­sive qu’introduisent le tour­nant libé­ral des socié­tés modernes au XVIIIe s. (à com­men­cer par la Révo­lu­tion, pour la France) et l’industrialisation des moyens média­tiques ; accep­ter le carac­tère pro­téi­forme du rire (humour, satire, paro­die, etc.) sans pri­vi­lé­gier un aspect par rap­port à un autre.
Ainsi, cet ouvrage a pour but de com­prendre « le poids du rire dans la société moderne » (au sens his­to­rique) et, à tra­vers lui, « les muta­tions de notre époque et la manière dont se défi­nit notre culture », mais aussi les limites que la col­lec­ti­vité accepte.

Le rire s’impose éga­le­ment en tant que culture du loi­sir et du diver­tis­se­ment, et de ce point de vue, il existe une pro­gres­sion directe entre les modes inven­tés par les indus­tries cultu­relles du XIXe siècle (mono­logues, chan­son fan­tai­siste…) et notre époque ; l’humour a par exemple été un des moteurs de la société mar­chande du XIXe siècle, ce que la publi­cité a bien com­pris.
L’humour atté­nue aussi les situa­tions conflic­tuelles, en met­tant à dis­tance ou en déchar­geant la ten­sion ; mais à l’heure moderne, il semble éton­nam­ment se char­ger, notam­ment sur les réseaux sociaux, d’une « nou­velle puis­sance d’agression » : refus de trou­ver drôles cer­taines choses, mora­li­sa­tion du rire, affron­te­ments par l’humour ; de fait, c’est bien autour du rire que se jouent la plu­part des muta­tions du XXIe siècle.

Cet ouvrage tente donc – et réus­sit plei­ne­ment – à tout dire sur le rire, plus par­ti­cu­liè­re­ment sur son défer­le­ment depuis le XIXe s. Il vise aussi à jeter un pont entre les spé­cia­listes et le public ama­teur : les textes sont sans jar­gon et ne cultivent pas l’entre-soi uni­ver­si­taire si sou­vent de mise. Lorsqu’il y a « inter­sec­tion » entre deux notices, les auteurs ont veillé à ce qu’elle soit volon­taire, notam­ment pour faire émer­ger une pos­sible diver­gence d’opinion sur un aspect spécifique.

Cette « ency­clo­pé­die sté­réo­sco­pique » du rire s’organise en quatre par­ties : la pre­mière (« his­toire du rire moderne ») en donne d’abord les trois clés (rire démo­cra­tique, mul­ti­mé­dia­lité du rire, le rire entre le com­mu­nau­taire et le glo­bal), puis en défi­nit quatre âges : 1830–1870, 1870–1920, 1920–1968, à par­tir de 1970.
La deuxième par­tie s’intéresse à l’esthétique du rire : d’abord, la com­mu­ni­ca­tion, la repré­sen­ta­tion, la sub­jec­ti­va­tion comique, l’imagination, l’expansion ; puis les caté­go­ries du risible : le comique, le ludique, la satire, la paro­die, l’ironie, l’humour, la mys­ti­fi­ca­tion, le non­sense, le gro­tesque, le bur­lesque. Cette caté­go­ri­sa­tion est très pré­cieuse car c’est sou­vent là que les notions fluc­tuent dès que l’on s’intéresse au rire ; et la plu­part des ouvrages, sous la caté­go­rie géné­rale du « rire », rangent une étude s’intéressant plu­tôt à l’une ou l’autre des caté­go­ries du risible.

La troi­sième sec­tion s’intéresse à l’arme du rire (et elle a de nos jours une réso­nance éton­nante) : rire et idéo­lo­gie (rire inno­cent et ten­dan­cieux, contes­ta­taire et majo­ri­taire, droit du rire), cibles du rire (arène poli­tique, État, police des mœurs, miso­gy­nie, xéno­pho­bie, clergé et reli­gion).
La der­nière par­tie se penche sur la culture du rire, plus par­ti­cu­liè­re­ment sur ses formes lit­té­raires et média­tiques, per­ma­nentes ou contem­po­raines : roman, poé­sie, arts plas­tiques, théâtre, musique, mime, cirque, music-hall, sketch humo­ris­tique, chan­son, cinéma, enfance et rire, culture jeune ; puis dans un deuxième temps, sur l’aspect média­tique : micro­formes du rire, cari­ca­ture, bande des­si­née, rire radio­pho­nique, télé­vi­suel et d’Internet, culture maté­rielle du rire, vie publique, sociabilité.

L’ouvrage se com­plète d’une biblio­gra­phie géné­rale de 10 pages qui reprend le clas­se­ment de ses grandes par­ties : ouvrages géné­raux, deux siècles d’histoire du rire, caté­go­ries du risible, arts du rire, société et médias.
Vient ensuite un fort index d’une ving­taine de pages, qui per­met de retrou­ver les noms de per­son­nages ou d’auteurs à tra­vers l’ensemble de l’ouvrage, la liste des auteurs, et la liste des « figures », car c’est un ouvrage abon­dam­ment illus­tré, y com­pris par un cahier cen­tral en cou­leur de 32 pages, ce qui en rend la consul­ta­tion d’autant plus agréable et pertinente.

À l’ère de la mon­dia­li­sa­tion, les auteurs s’excusent d’un ouvrage qui ne porte « que » ou « essen­tiel­le­ment » sur le rire fran­çais : s’intéresser à un aspect mon­dial aurait sup­posé un deuxième tome, pour lequel ils donnent d’ailleurs rendez-vous au lec­teur.
On trou­vera ici une somme, atten­due et indis­pen­sable, sur le phé­no­mène du rire dans la culture occi­den­tale moderne, et, assu­ré­ment, une clé d’analyse et d’intellection de notre société.

yann-loïc andré  

L’Empire du rire, XIXeXXIe siècle, sous la direc­tion de Mat­thieu Letour­neux & Alain Vaillant, Paris, CNRS Édi­tions, 2021, 1000 p. — 32, 00 €.

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