Didier Ayres, Cahier , “Fragment XXVIII ou Nature”

LCahier est issu d’un moment d’écriture qui a pour sup­port un cahier Conqué­rant de 90 pages à petits car­reaux; il est manus­crit jusqu’au moment où je l’écris de nou­veau , cette fois-ci sous la forme d’un texte.
J’y prône la pos­si­bi­lité don­née à l’écrivain de, tout en par­lant de lui, tenir un dis­cours pour autrui.
J’aime la forme “je”, qui a des prin­cipes d’identification aux­quels je prête foi.

Frag­ment XXVII ou Nature 

Nature. Lieu du lien. De l’éclatement invrai­sem­blable de l’énergie céleste, telle qu’on la trouve dans une forêt, l’été, en com­mu­ni­ca­tion avec les eaux des ruis­seaux. Là, l’immobilité est ambi­guë.
Force ances­trale des vieux chênes et cou­rant de l’eau sans mémoire.

La nature ne se com­prend que dans la rela­tion, la liai­son stu­pé­fiante entre l’âme du pro­me­neur et celle des vibra­tions des végé­taux, leurs conversations.

Est-ce l’éternité ? Est-ce pareil à ce temps de mon voyage en Crète dont les plages et quelques heures noc­turnes — non pas tout à fait, mais le der­nier point du jour — qui entraî­naient en moi deux sen­ti­ments : l’angoisse et la liberté, impres­sions se signa­lant avec une force étrange par­fois au contact d’un soleil rouge sur des fron­dai­sons bruissantes ?

Elle se dit, mais ne se pro­nonce pas. Elle est faite de cycles très pré­cis et chro­niques, échap­pant à la ver­ba­li­sa­tion. Mais sans perdre sa qua­lité spi­ri­tuelle.
En gros, elle signi­fie ce que je res­sens, elle m’aide car la nature est faite de faces, de facettes, de plis, d’arêtes, de tranches, de cubes.

Dans le feuillage je vois l’action céleste, le sen­tier, l’échelle vers un pan­to­cra­tor, ce qui n’existe pas au sujet du jar­din, sorte de polis­sure équine, d’attention don­née à la robe des mas­sifs per­dant le flux immense des alliances et des tex­tures où dis­pa­raît la mer­veille de la vision, son état brut, sa phy­sio­no­mie sauvage.

Et même s’il faut pré­le­ver une par­tie infime du pay­sage de la forêt, sa puis­sance ne décroît pas car sai­sir quelque chose d’elle revient à com­prendre le tout, la tota­lité expres­sive, muette, immo­bile et cepen­dant racon­tant le temps.

Et cette absence de déchif­fre­ment, cette impos­sible comp­ta­bi­lité des feuillages l’été, des cou­leurs l’hiver, revient à moi comme mys­tère. Serais-je un arbre dans mon loin­tain ava­tar ? Cette idée paraît drôle, mais je ne refu­se­rais pas une incar­na­tion dans un arbre mil­lé­naire, ayant tra­versé le temps his­to­rique des êtres humains et la conti­nuité de la durée. 

Didier Ayres

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