Ce récit a une longue et belle histoire dans laquelle Tom Graffin s’est impliqué. Elle commence en 2011 par sa rencontre avec Justine Bourcier qui a écrit un texte pour un court métrage et qui le sollicite pour la musique. Un jeune couple recherche le Jukebox Motel, censé être un refuge de stars pendant les Sixties.
Après le tournage, ils décident d’aller plus loin et il se lance dans l’écriture d’un prequel racontant la naissance de ce lieu mythique. Le roman, écrit entre 2012 et 2014 paraît chez JC Lattès en 2016. Un ami, avec qui il évoque une possibilité d’adaptation en BD, contacte Hervé Richez, le responsable du Label Grand Angle chez Bamboo…
Thomas James Shaper a son avenir tout tracé… par son père, premier producteur de fraises du Québec. Or, il a d’autres projets et veut devenir peintre. C’est le jour de ses 24 ans, en 1965, qu’il trouve le courage d’avouer ses préférences et d’annoncer qu’il part pour New York, au grand dam de ses parents. Dans la ville, il prend des cours et travaille d’arrache-pied, créant un style propre, un mélange de collages et de peinture, mais sans rencontrer le succès. Dans une soirée où quelques amis ont réussi à l’entraîner, il rencontre Joan qui écrit des chansons.
Un soir d’août 1967, dans un moment de désespoir, il saccage son atelier, projetant toiles et peintures. Lorsqu’il reprend conscience, il remarque un nouveau tableau, résultat de la tornade. Il le présente à Andy Warhol qui, subjugué, lui fait rencontrer un marchand d’art. Celui-ci commande aussitôt dix toiles en laissant une belle somme d’argent à titre d’avance.
Mais lui qui voulait la notoriété se sent piégé. Il épouse Joan et fuit en Californie. C’est dans un bar des environs de Los Angeles qu’il fait la rencontre d’un homme qui, comme lui, semble à la dérive. Il se présente comme Johnny Cash. Celui-ci, comme Thomas, voudrait fuir toutes les contraintes liées à la célébrité et trouver un refuge. C’est le début d’une quête…
Avec le parcours de ce personnage, l’auteur raconte la fin des années 1960 tant dans le milieu pictural que musical. Il dénonce les circuits des marchands, les pressions que subissent les artistes, jouets des agents dictatoriaux. Il faut produire, il faut sans cesse proposer du nouveau pour satisfaire une hydre affamée, jamais rassasiée. Il met en face les besoins des artistes qui ne répondent pas obligatoirement à ces diktats mercantiles. Il fait dire à Johnny Cash : “La première fois avait un truc… C’était unique, et puis… Ils ont voulu le reproduire. Ces rapaces veulent toujours reproduire.“
C’est aussi le parcours de ces artistes, de leurs doutes, des sacrifices qu’ils concèdent pour leur art et les conséquences pour leurs proches. C’est un voyage dans le monde musical dans l’univers de la Country, genre où Johnny Cash s’est particulièrement illustré.
Marie Duvoisin assure le dessin et la mise en couleurs. Avec des traits fins, elle brosse des portraits réalistes, élégants, à l’expressivité frappante. Elle soigne les apparences physiques, les attitudes et les réactions face aux aléas inscrits dans le scénario. Elle fait ressentir, ressortir de belle manière la fragilité des protagonistes, la fragilité de la création. La mise en scène est attractive et la mise en pages dynamique offre une lecture facile. Avec le sens du détail, elle livre des décors tout en finesse, tout à fait dans l’époque. Les couleurs chaudes égaient certaines scènes et donne un éclat particulier à ces planches.
Ce premier tome retient l’attention pour sa galerie de personnages bien campés, pour son ambiance et pour son graphisme élégant.
serge perraud
Tom Graffin (scénario) & Marie Duvoisin (dessin & couleurs), Jukebox Motel — t.01 : La mauvaise fortune de Thomas Shaper, Bamboo, coll. “Grand Angle”, mai 2021, 56 p. — 14, 90 €.