La différence du réel dans le visible
Dans Chino et ses diverses étapes, l’expérience du langage a lieu. Ici à travers le ou les jardins. Comme le langage, celui-là découpe le réel. Mais contrairement à lui, l’écriture ne bloque pas le temps mais le déroule en divers moments.
Pour qu’il redémarre. D’hier à maintenant, d’ici à là-bas, Prigent y met du cerveau, y pose de l’œil. Bref, en ce pan d’existences de Chino, l’auteur touche au roman par le jardin qui n’est pas seulement d’enfance.
Le texte comme les lieux où il naît demandent à être sensoriellement perçus par des sonorités, un phrasé, une densité cinétique non principalement, sémantique. De cette montée verbale s’élève — dans la nuée des espaces et des scènes — des concrétions de pensées. Rien n’a littérairement lieu sans cette matérialisation qui cherche à répondre à la puissance d’appel du monde posé entre 1950 et 2019.
Les époques se mêlent. Surgissent des mondes furtifs, des souvenirs à trous là où tout se transforme dans une langue qui passe de l’élégiaque larmoyant au mirliton comique, du savant au populaire, du français classique aux argots. Et surtout où le jardin fait masse, à la fois clos, cadré mais en possibilité d’infini.
S’y transfusent odeurs, couleurs qui, par associations sensorielles, recréent un merveilleux qui parle tout : morts, vivants mais aussi biscottes, confiture, la lune, les étoiles comme l’Histoire hantée par les personnages qui traversent le livre où se mélangent par exemple la gadoue du jardin désaffecté d’un ex-parachutiste d’Indochine et celle de Diên Biên Phu.
Tout comme un réveillon en famille au bout d’un lopin fait sortir des sabots des grands-parents les génies d’un monde rural agonisant. Quant à des photos de morts de 14–18, elles ramènent à l’évocation de la guerre d’Algérie au nom de cousins absents, envoyés dans les Aurès. Se croisent aussi bien des poète Francis Ponge (en short) et René Char bien sûr mais aussi Aragon et André Breton de retour de la pêche.
En deçà, ou au-delà, des cartographies linguistiquement arraisonnées, écrire traduit en langue le jardin tel que Chino le conçoit loin des formes sues, assignées à la logique, déjà légendées. Un tel travail “charge la langue d’une densité matérielle équivalente à sa pression émotionnelle. Je me débrouille comme je peux avec ça.” dit Prigent.
Il essaie d’être au plus près de ce que l’émotion initiale que chaque jardin impulse et coagule. Toucher la langue n’est plus une métaphore dès que le lieu concret du jardin la sollicite. Nonobstant, la distance des temps et les écarts optiques interdisent le contact immédiat.
Existe donc transports et conversions entre for intérieur de Chino et les fantômes du jardin qui ossifient quelque chose de l’ordre de l’invisible, quelque chose que, comme l’écrivait jadis Prigent, “les matérialistes et les athéistes se doivent de mettre dans leur romans, leurs essais et leurs récits.” Il y a dans Chino du fantomatique, du spectral pour fondre depuis le haut le bas. Le tout dans un lointain qui fait le jeu du proche.
En chaque jardin le personnage dévale dans l’ouverture d’espace et de temps. Certes maîtrisée, cette nouvelle version étape de la vie de son double ne possède pas la même verve que les épisodes précédents. Reste cependant, jusque dans la dimension narrative, un ombilic littéraire à la fois pacifié et hanté d’altérités sous l’assomption des images plus ou moins bucoliques. Elles créent la différence du réel dans le visible sans tirer la fiction du côté de la mystique.
lire un extrait
jean-paul gavard-perret
Christian Prigent, Chino au jardin, P.O.L éditions Paris, 2021.