Christian Prigent, Chino au jardin

La dif­fé­rence du réel dans le visible

Dans Chino et ses diverses étapes, l’expérience du lan­gage a lieu. Ici à tra­vers le ou les jar­dins. Comme le lan­gage, celui-là découpe le réel. Mais contrai­re­ment à lui, l’écriture ne bloque pas le temps mais le déroule en divers moments.
Pour qu’il redé­marre. D’hier à main­te­nant, d’ici à là-bas, Prigent y met du cer­veau, y pose de l’œil. Bref, en ce pan d’existences de Chino, l’auteur touche au roman par le jar­din qui n’est pas seule­ment d’enfance.

Le texte comme les lieux où il naît demandent à être sen­so­riel­le­ment per­çus par des sono­ri­tés, un phrasé, une den­sité ciné­tique non prin­ci­pa­le­ment, séman­tique. De cette mon­tée ver­bale s’élève — dans la nuée des espaces et des scènes — des concré­tions de pen­sées. Rien n’a lit­té­rai­re­ment lieu sans cette maté­ria­li­sa­tion qui cherche à répondre à la puis­sance d’appel du monde posé entre 1950 et 2019.
Les époques se mêlent. Sur­gissent des mondes fur­tifs, des sou­ve­nirs à trous là où tout se trans­forme dans une langue qui passe de l’élégiaque lar­moyant au mir­li­ton comique, du savant au popu­laire, du fran­çais clas­sique aux argots. Et sur­tout où le jar­din fait masse, à la fois clos, cadré mais en pos­si­bi­lité d’infini.

S’y trans­fusent odeurs, cou­leurs qui, par asso­cia­tions sen­so­rielles, recréent un mer­veilleux qui parle tout : morts, vivants mais aussi bis­cottes, confi­ture, la lune, les étoiles comme l’Histoire han­tée par les per­son­nages qui tra­versent le livre où se mélangent par exemple la gadoue du jar­din désaf­fecté d’un ex-parachutiste d’Indochine et celle de Diên Biên Phu.
Tout comme un réveillon en famille au bout d’un lopin fait sor­tir des sabots des grands-parents les génies d’un monde rural ago­ni­sant. Quant à des pho­tos de morts de 14–18, elles ramènent à l’évocation de la guerre d’Algérie au nom de cou­sins absents, envoyés dans les Aurès. Se croisent aussi bien des poète Fran­cis Ponge (en short) et René Char bien sûr mais aussi Ara­gon et André Bre­ton de retour de la pêche.

En deçà, ou au-delà, des car­to­gra­phies lin­guis­ti­que­ment arrai­son­nées, écrire tra­duit en langue le jar­din tel que Chino le conçoit loin des formes sues, assi­gnées à la logique, déjà légen­dées. Un tel tra­vail “charge la langue d’une den­sité maté­rielle équi­va­lente à sa pres­sion émo­tion­nelle. Je me débrouille comme je peux avec ça.” dit Prigent.
Il essaie d’être au plus près de ce que l’émotion ini­tiale que chaque jar­din impulse et coa­gule. Tou­cher la langue n’est plus une méta­phore dès que le lieu concret du jar­din la sol­li­cite. Non­obs­tant, la dis­tance des temps et les écarts optiques inter­disent le contact immédiat.

Existe donc trans­ports et conver­sions entre for inté­rieur de Chino et les fan­tômes du jar­din qui ossi­fient quelque chose de l’ordre de l’invisible, quelque chose que, comme l’écrivait jadis Prigent, “les maté­ria­listes et les athéistes se doivent de mettre dans leur romans, leurs essais et leurs récits.” Il y a dans Chino du fan­to­ma­tique, du spec­tral pour fondre depuis le haut le bas. Le tout dans un loin­tain qui fait le jeu du proche.
En chaque jar­din le per­son­nage dévale dans l’ouverture d’espace et de temps. Certes maî­tri­sée, cette nou­velle ver­sion étape de la vie de son double ne pos­sède pas la même verve que les épi­sodes pré­cé­dents. Reste cepen­dant, jusque dans la dimen­sion nar­ra­tive, un ombi­lic lit­té­raire à la fois paci­fié et hanté d’altérités sous l’assomption des images plus ou moins buco­liques. Elles créent la dif­fé­rence du réel dans le visible sans tirer la fic­tion du côté de la mystique.

lire un extrait

jean-paul gavard-perret

Chris­tian Prigent, Chino au jar­din, P.O.L édi­tions Paris, 2021.

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