Une saisissante pièce sur le drame d’être (rien ?) dans une famille qui se ravage en douceur et violence
Du livre…
Ewa a réussi, elle a un boulot, du talent, reconnaît comme seules valeurs l’efficacité, le succès, le chic : elle est la fille choyée ; Ann se présente, elle, comme la fille de la loose, la paumée, celle qui a un job minable, une vie minable : elle est l’enfant brisée. Comme à l’accoutumée, ces deux sœurs se retrouvent chez leurs parents le temps d’un dîner, entre une mère doucement hystérique et autiste, idéalisant le passé, sa fille Ewa, et un père faible, un peu porté sur la boisson, méprisé par sa femme, tout aussi autiste qu’elle, engoncé dans ses petits principes étriqués, ses petites formules toutes faites, ses petites protestations dépourvues de toute vigueur, dérisoires face aux excès de ces femmes qui l’écrasent.
Dîner coutumier, fait de discussions légères, de bavardages, de petites tensions et de fous rires, un de ces dîners familiaux où l’on attend que rien ne se passe, et c’est peut-être de cela, de ce caractère protégé, étanche, léger, qu’ils tirent leur régularité cérémonielle. Sauf que là rien ne se passe comme il se devrait : ce soir quelque chose essaye de sortir, de trouver place, une douleur trop longtemps tue, exténuée, quelque chose qu’Ann essaye d’amener au jour. Ce soir, Ann refuse le jeu du bon repas de la famille en pose légère.
Il suffit de pas grand-chose pour faire exploser la surface lisse d’un beau tableau de famille. Il suffit, par exemple, que la mère, comme toute mère, en vienne à se montrer trop satisfaite de l’éducation réussie, de la beauté de ses enfants… Car le jeu naïf de la satisfaction maternelle grippe sur un détail qui renverse la machine du revival familial : à côté d’Ewa et de son cynisme de parvenue, la vie de Ann est une merde, un échec total, une catastrophe. Les louanges et l’autosatisfaction maternelles ne s’adressant finalement qu’à sa sœur, elle s’acharne à tenter de rappeler sa déchéance que chacun des membres de la famille étouffe et nie : échec sentimental, échec professionnel… Mais l’enceinte de la famille est un lieu très sain, très aseptisé, une machine de conversation bien rôdée pour broyer le poison des enfants ingrats : la famille est le lieu par excellence du dialogue de sourd, que Lars Norén maîtrise avec une subtilité ironique rare.
Le cercle familial est, on le sait, la zone morbide des plus propices à nourrir le tragique - un cercle d’étrange et difficile amour où se jouent les plus douloureuses morts, encore aujourd’hui… La pièce du dramaturge suédois donne lieu à cette forme particulière de la fatalité moderne qui ne fait se déployer ni la violence des dieux ni celle de l’histoire, mais enclenche tout simplement la cruauté quotidienne des petites violences insidieuses, des humiliations morales que les lois et les juges ont du mal à discerner, comme les victimes et les bourreaux ont du mal à prendre conscience de toute leur atrocité : drame de la naissance, d’une enfance que l’on ne choisit pas mais qui peut faire de l’existence un ravage lent, une brisure irrémédiable. Dans l’enceinte de cette famille, de toute famille, un tabou puissant impose silence sur le mal, une interdiction verrouille les possibilités de retourner aux principes de la douleur, de pratiquer une anamnèse vers la vérité étouffée qui dévasterait les souvenirs convenus et faussés qui constituent la substance d’une famille toute faite de photos léchées et de récits ressassés.
Ce tabou, ce voile qu’impose l’ordre familial à la vérité traumatique, ineffable injonction à la discrétion, à l’abnégation, Ann l’enfant maudite s’emporte — sans décision, c’est d’une logique et d’une force qui dépassent la notion de volonté — à le déchirer. Elle veut juste savoir d’où vient cette douleur d’être elle, ce maléfice qui l’a acculée à la souffrance sans échappée, à la crasse de sa vie. Cette course vers la catastrophe, vers la révélation du fait qu’elle était toujours déjà là — l’horreur, la douleur, la brisure d’être une victime muette -, aucune des stratégies spontanées, des pratiques usuelles et commodes installées par les familles pour dégonfler la situation ne saura la retenir : que ce soit la dérobade vers le bavardage qui fuit l’écoute de la solitude, le cri de colère qui tue la parole douloureuse, ou bien le jugement, les reproches formulés par la mère qui censurent et bloquent la voie/voix de la vérité.
Un simple jugement lancé par la mère et tout pourrait être évacué : Ann est folle, cette crise que l’on croyait unique est sans cesse rejouée, sans issue, et les points de vue s’affrontent sans que l’on puisse saisir qui est dans le vrai, si cette fille est une écorchée sans raison ou si la famille l’a réellement brisée, si la mère est d’une rare cruauté perfide, ou si elle est de guerre lasse. Des choses cruelles pourtant vont se révéler, des douleurs de chacun : d’un père qui fut un fils et un mari à la fois et fut forcé de choisir entre elles non sans en être brisé ; d’une fille qui, malgré toute sa réussite, sent son corps comme un cimetière pour n’avoir pu avoir d’enfant, et sent que le terme approche qui la rendra à jamais incapable d’être mère… Finalement, l’explosion de Ann aura fait sourdre toutes les douleurs éteintes : c’est le jeu des enfants maudits de porter au chemin de la vérité et de la douleur… Remarquons d’ailleurs qu’à notre sens, la seconde partie de la pièce se révèle plus faible rythmiquement que la première : pleine des révélations des douleurs de chacun, elle est lieu de confessions, de longues plaintes qui consomment certes la solitude avouée de chacun — le père, Ewa… — mais ces plaintes, ces confessions finalement semblent trop lisses, trop fluides, trop explicites, trop soudaines et claires face au cheminement erratique — et échoué contre la fuite de sa famille dans le bavardage ? — de Ann pour tenter de donner voix à sa propre misère, sa propre brisure.
À la fois bourreau et victime d’une situation innommable parce que fruit d’une pratique diffuse, indiscernable d’humiliation d’éreintement moral dans la lutte jouée entre ses parents sans drame, sans conflit, souterrainement, mais d’autant plus traumatisante, Ann aura tenté de lui donner figure en creusant des horreurs reconnues, instituées — violences physiques, sexuelles… sans parvenir à lui donner d’autres noms que ses reproches, ses cris de haine, ses cris de douleur. Ce qu’elle a cherché, c’est peut-être simplement la reconnaissance par sa mère, sa famille, de l’atrocité des petites manipulations insidieuses, parce que voilées, des petites brisures chaque jour ayant entamé l’écorce de l’être et son noyau : toutes les violences par omission — omission de tendresse, d’humanité, de bonté — d’une famille qui l’a brisée et poussée aux limites de la misère et de la folie. Peut-être “simplement” cela, peut-être. Mais tout un monde de douleurs et de traumatismes se sera révélé, et on se quitte rabiboché… Cependant, le lecteur, le spectateur, abasourdi par cette crise, demeure vacillant, incertain, troublé : que s’est-il joué devant lui ? Une scène de purge des douleurs, d’aveu, la dernière d’une période de crise ? Ou une répétition insoluble de la solitude la plus totale, la solitude d’être homme dans une des enceintes qui est idéalement une des plus propices à nous en arracher ? De la solitude d’être face à son existence, que la possibilité de trouver, avec violence et rage, une oreille pour la recueillir, apaise, mais apaise seulement, sans la résoudre, sans la guérir, sans l’effacer…
Une écriture à la progression dramatique souterraine et explosive à la fois, d’une subtilité psychologique et ironique rare, où le drame d’être homme, d’être seul, se consomme par un saisissant jeu de tensions entre bavardages familiaux qui s’efforcent d’étouffer la vérité et tentative solitaire de donner nom à un trauma imprécis, la vague douleur d’être sans y être, d’y être pour rien, puisque sans être aimé. Un théâtre de cri, de crise, et de mort.
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… au spectacle
La famille est là, installée autour d’une table, un espace Ikéa — skaï et inox, surfaces géométriques et lisses : aseptisé.
Le spectateur pénètre autour d’elle alors qu’elle est déjà en conversation, avec le ton, la hauteur de voix mêmes de la conversation, imperceptible donc, mais identifiable aux échanges vivants des personnages — gestes foufous de la mère, éloignement vague du père, hauteur précieuse de Ewa, fragilité sensible et souriante de Ann.
Les premiers propos échangés, quasi inaudibles avec l’entrée du public, vont être rejoués aussitôt le silence venu dans la salle, plaçant clairement et de manière frappante la pièce sous le signe de la circularité mécanique de la quotidienneté, de ces scènes de famille où chacun des personnages trouve son rôle tout tracé, sans pouvoir en échapper nullement.
Le jeu se lance donc, sous le programme d’une fragilité naturaliste servie par le jeu juste et fin de chacun des acteurs asseyant de manière vivante l’épaisseur psychologique de leur personnage.
La machine en branle, la scène, en temps réel et au rythme sauvage parfois, pourra installer un parti pris de vérisme cru : les mets et les mots circulent ; les conversations se répartiront en couples et pourront être simultanées, n’hésitant pas à brouiller judicieusement l’échange touffu et sourd de cette famille ordinaire. Afin de cerner davantage le tremblement de cette surface lisse de chacun, surface masque fragile, une caméra circule parfois dans les mains de quelques-uns.
Chacun ici vit et souffre selon son propre principe, plein de solitude dans le jeu, de cruauté lorsqu’il faut, de tendresse difficile et sans issue lorsqu’il convient, avançant en douleur vers la consommation du drame, qu’une triste chanson de Léo Ferré clouera dans toute sa valeur cataclysmique et pourtant sans issue. De cette catastrophe de la famille, on n’échappe pas.
Par une porosité forte de cette scène émotionnelle qui vit et respire près du spectateur, ce drame familial lui devient intime, et c’est avec force que l’on ressent chacune des explosions brèves et croissantes de ces personnages en conversation au bord du néant et de l’extinction.
samuel vigier
Automne et hiver
Mise en scène :
Pierre Maillet et Mélanie Leray
Avec :
David Jeanne-Comello, Mélanie Leray, Catherine Riaux, Valérie Schwarcz