Anne-Marie Jeanjean, L’adieu à Monsieur Teste

S’écar­ter des lois 

Si Paul Valéry fut trou­blé par la lec­ture de Mal­larmé et de Rim­baud et pas­sionné par la décou­verte des nou­velles sciences et des mathé­ma­tiques, Anne-Marie Jean­jean est secouée par son Mon­sieur Teste à tra­vers lequel il remit en cause l’entreprise poé­tique dont il entre­voyait sou­dain les limites.

A tra­vers cette crise que subit le poète, la poé­tesse rebon­dit au moment où le fonc­tion­ne­ment du monde grince selon des mani­fes­ta­tions les plus sen­sibles qui soient — confi­ne­ment com­pris. D’où entre autres, cette suite de poèmes-tableaux cal­li­gra­phiés où le per­son­nage que la créa­trice avait enfoui dans les tré­fonds de sa mémoire rejaillit avec le S cen­tral de son nom : “S de secret (qui n’est pas un mot “sale” — S fléau d’une balance” mais pas seule­ment. Et l’auteure en dresse la liste.

Du per­son­nage ver­sa­tile dont rien n’était plus pro­fond que la peau, Anne-Marie Jean­jean épouse sinon sa sur­face mais ses incer­ti­tudes. Elles résonnent tra­gi­que­ment (mais iro­ni­que­ment) dans son ima­gi­naire et sa pen­sée au moment où ce nom propre ren­voie à un mot com­mun qui habite depuis un an notre uni­vers phy­sique et mental.

L’auteure en fidé­lité à son genre ne peut même pas se rac­cro­cher à une pos­sible “Madame Teste”. Un siècle après la créa­tion du bon­homme, nous voici ren­voyés au nom d’une hygiène intel­lec­tuelle répres­sive, d’un ratio­na­lisme rigide vers “l’anisotropie de la conscience”.
Et ce, au moment où non seule­ment la pan­dé­mie mais les machines numé­riques et leurs algo­rithmes font des êtres des mou­tons. Ils obéissent à des lois mathé­ma­ti­sables et universalisables.

Selon Mon­sieur Teste, seule une dis­so­cia­tion du Moi d’avec lui-même peut per­mettre la dis­tance, la maî­trise et la luci­dité néces­saires à la com­pré­hen­sion de ces lois. Mais face à ce qui se passe, Anne-Marie Jean­jean refuse ce “système-Valéry”.
Elle dit au revoir à Teste en rede­ve­nant une nou­velle La Jeune Parque.

Et si tout Teste est dans son nom : à la fois “tête” et “témoin” (tes­tis), ath­lète de la pen­sée et ascète de la luci­dité, l’auteure renonce à ces vati­ci­na­tions au pro­fit d’une ten­sion extrême et per­ma­nente de l’intelligence pour arri­ver à s’écarter autant des lois de l’esprit que de celles du monde.
Et puisque Teste n’y peut mais, à sa ques­tion: « Que peut un homme ? » elle en sub­sti­tue une autre : “Que peut une femme” ?

Elle seule a peut-être la pos­si­bi­lité de nous sor­tir de notre tête vouée à l’obéissance et à la peur. Et c’est sou­dain une meilleure façon de voir plus clair en soi.
Confi­née, la tête sort de ses gonds, de ses pôles et ses aigrettes de dou­leur, et se dérobe à tout ce qui vou­drait en l’étêtant l’attester.

lire notre entre­tien avec l’auteure

jean-paul gavard-perret

Anne-Marie Jean­jean, L’adieu à Mon­sieur Teste, Tar­di­gra­dé­di­tions, La Bois­sière, non paginé, 2021 — 20,00 €.

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