Eric Tessier, L’extase du prédateur

Un siècle des Lumières Noires

Eric Tes­sier pour­rait faire sienne la for­mule de Sade dans Idées sur le roman : “ Ce n’est pas tou­jours en fai­sant triom­pher la vertu qu’on inté­resse”. Et l’auteur de pas­ser de la maxime du Divin Mar­quis à l’exemple.
S’éloignant du concept de vertu, il opte pour son opposé. Le mal est incarné par les aven­tures de son pré­da­teur dont la déli­rante hubris n’est plus seule­ment ici la marque des liber­tins du déli­cieux mar­quis. Sur­git une comé­die de moeurs, de situa­tions voire de “carac­tères” où le meurtre est consi­déré comme accom­plis­se­ment, “geste” d’identification, voire le plus beau des arts.

Ce roman qui pour­rait sem­bler clas­sique (dans l’écriture, les situa­tions mais pas dans la thé­ma­tique) devient une dys­to­pie. “La beauté dévas­ta­trice du fer vio­lant la chair” — et ce n’est là qu’un exemple de sévices gra­tuits — met le héros très au-delà du Laf­ca­dio des Caves de Vati­can de Gide, adepte pour­tant de telles pro­pen­sions mais en un mode si mineur qu’il est relé­gué au rang d’aimable plai­san­tin eu égard au “Mon­sieur” per­son­nage cen­tral d’une telle imprécation..

L’eth­no­gra­phie et l’anthropologie en prennent un sacré coup. Et tout lec­teur espère que Tes­sier ne devienne pas (ce que pour­tant la fin du livre laisse pré­voir) le pré­cur­seur d’un siècle des Lumières Noires. Il nous en fait les scru­ta­teurs voire les débi­teurs. A l’inverse de chez Sade, il n’existe fina­le­ment plus de maîtres mais que des esclaves dans l’attente d’actions qui, peu à peu, s’atomisent dans ce qui devient un chaos orga­nisé.
La dis­tinc­tion entre le je et son hôte reste elle-même une vue de l’esprit là où le rire du nar­ra­teur assas­sin se crispe.

Si bien que l’auteur devient un révol­tant révolté, un polé­miste poli­tique par ses théâ­tra­li­sa­tions “sang-suelles”. L’inventeur de telles chi­mères devient un cha­mane d’un nou­veau genre . Par les outrances des mor­ti­fi­ca­tions que son “Mon­sieur” répand sur ses vic­times, stupre et for­ni­ca­tions se conjuguent à des opé­ra­tions sans anes­thé­sie. Sinon celle du mal.
Sans l’audace du direc­teur de la col­lec­tion “Bleu Tur­quin”, ce livre ovni n’aurait sans doute jamais été repu­blié. Et ce, après avoir été passé une pre­mière fois en 2006 à la flamme ou au pilon. L’esprit fou qui anime ce livre est comme chez Sade gage de liberté mais Tes­sier va plus loin en reliant D.A.F. à Bur­gess, Bur­roughs ou encore Jehan van Langhenhoven.

Au-delà des vicis­si­tudes, l’auteur demeure un his­trion tra­gique qui met tou­jours le doigt (euphé­misme) où ça fait mal. Il rap­pelle que les vrais phi­lo­sophes sont de sadiques espiègles et que, sans eux, la trans­gres­sion est vaine et que la lit­té­ra­ture n’aurait pas grand-chose à dire et à mon­trer. Une telle fic­tion gan­grène ce qui pèse sur nous : les pou­voirs poli­tiques, éthiques, reli­gieux.
Mais l’auteur va plus loin : le “ça” freu­dien trans­forme la fic­tion non en “de” la langue mais en “lalangue” chère à Lacan. Ce der­nier fut un des rares à com­prendre que là où ça fait mal ça jouit encore car le désir tra­verse — même au coutelas.

Et ce, jusque dans le dédale des pires outrages, leurs ver­tiges et “extases” que l’écriture de Tes­sier fait explo­ser dans ce car­na­val sanglant.

jean-paul gavard-perret

Eric Tes­sier, L’extase du pré­da­teur, Edi­tions Douro, coll. Bleu Tur­quin, 2021, 100 p.- 18,00 €.

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