Une lecture contemporaine de l’opéra voluptueux et vénéneux d’Oscar Wilde
Salomé… Oscar Wilde avait transposé en opéra ce mythe fétiche de l’époque symboliste — que l’on songe aux sublimes vers d’un Mallarmé -, un opéra, écrit en français, qui resserrait les éléments de volupté et de mort de cet épisode biblique, en y insufflant une mystique d’amour et de cruauté qui était davantage celle de son époque fin de siècle, cet achèvement d’un temps luxueux qui dépérissait, que celui de l’épisode originel, non dépourvu de cruauté toutefois. Avec la finesse et la subtilité frémissantes de sa plume, Wilde parvint d’une manière suave, autant que vénéneuse, à entremêler à cet épisode fatal son lyrisme puissant et son ironie grinçante.
Christine Farenc, pour la mise en scène de cette adaptation théâtrale, a pris parti de réveiller la frénésie décadentiste détenue par ce beau texte en investissant l’espace voûté du théâtre de Nesle d’un tableau de famille délicieusement kitsch, tableau qui lorgne judicieusement sur un certain Lynch — Dune et ses folies vinyles et névropathes de castes dégénérées. Le propos alors de cette transposition serait de montrer que nous disposons là d’un pertinent instrument de lecture nécrologique des tendances morbides du désir de notre époque, de notre génération en mauvaise pente d’auto érotisme sadique, de consomption masturbatoire et stérile, ainsi qu’aime le souligner la metteur en scène dans sa lettre d’intention.
Effectivement, la frénésie de déchéance qui travaille cette cour aux relents d’asile et de vieil hôpital, ou de boucherie, est bien celle d’un désir corrompu, nécrophage, qui se consume de ses propres forces épuisées, incapable de se consommer réellement, un désir qui s’enfonce dans les mollesses néfastes d’une libido pathologique à tous points de vue : fièvre mystique, délire du pouvoir mortifère, fureur de la volupté.
Ce jeu de tension de désirs hyperboliques et contradictoires, soulevant cruellement les miasmes du massacre qui couve, la mise en espace de ce tableau de famille le saisit avec rigueur. Voilé d’un rideau de plastique cru qui couvre la boucherie et la morgue, c’est une étrange cour qui s’offre au spectateur : vinyle, latex noir et blanc, rouge ainsi que du sang, cuir, peaux, muscles, bouts de carnes suspendus, visage tressautant d’un roi névrotique, visage farouche d’une vierge impudique… Sur cela passe une femme surprenante de bêtise, qui couine et s’amuse, infantile, et peut surprendre le spectateur, avant qu’il découvre qu’elle incarne la puérilité d’une fatalité humorale pas si grandiose que cela…
Au centre de ce tableau, il y a, Hérode, la figure royale tremblante et infantile, ivre maladivement de son droit de vie et de mort, de mort surtout, de son désir impuissant, puisqu’il se déchire entre son immobile et effroyable femme, Herodias, l’inexorable femme de pouvoir et de sexe incapable d’humanité, et sa belle-fille, la sensuelle et enragée Salomé, qui tournoie et fascine, fugace, insaisissable, inaccessible et que tant désirent sans retenue. Ainsi de ce vieux roi concupiscent jusqu’au pathétique, qui sera prêt à abandonner tout son royaume pour jouir de la seule image de son corps qu’il ne peut posséder, pour une seule danse, — Salomé qui se refuse et le méprise.
Dans ce tableau instable et pourrissant d’une famille déséquilibrée, un élément s’est introduit qui va faire basculer l’ensemble, en précipiter les éléments de mort vers leur pente mauvaise. Cet élément, c’est le porteur du message du nouvel ordre mystique, le prophète qui annonce la fin du règne de la pourriture en promettant celui superbe et terrible de Dieu… Iokanaan, le beau prophète qui s’enferme dans sa fureur mystique, en refusant de s’insérer dans cet espace morbide et corrompu, cette zone de sexe et de putréfaction, préférant se clore sur lui-même en épousant le mur nu de sa prison qui n’est qu’une dépendance de cette cour-boucherie, l’épousant, ce mur, avec tout son abandon, sa ferveur passionnée pour Dieu seul. Au désir exacerbé de Salomé frémissante pour son corps radieux, il opposera cette fureur mystique exclusive de toute autre passion.
De là, la logique du drame est celle d’une machine inexorable : du prophète, on obtiendra la tête sur un plateau d’argent, mais là où la Bible évoquait l’honneur filial d’une fille qui venge sa mère bafouée par les prêches insolents du saint homme, Wilde préfère développer l’exaspération de passions létales qui s’épuisent à se fuir mutuellement — la vérité de la fureur mystique de Iokanaan est la même que celle du désir orgueilleux et enragé de cette Salomé, et cette vérité c’est la mort, la destruction.
La tête de cet homme de Dieu exilé hors de la vie, Hérode, contre sa foi, devra l’offrir à Salomé, Hérode, ce roi déchiré à la geste dérisoire qui a consenti tout à une enfant gâtée pour une simple danse, et cette tête tranchée est bien le chant du cygne de son désir moribond : une seule et simple danse, c’est tout ce qu’il peut obtenir — pas même, alors, le sacre d’une volupté réelle, une volupté dont on le devine totalement incapable. Avec la tête de Iokanaan jaillit le seul liquide séminal qui pouvait encore jaillir d’ici, un sang stérile qui noie ce monde mort, sans que rien plus puisse y croître.
Penché sur ce drame sanglant et total, il y a peut-être Dieu, le Dieu invisible et caché de ce prophète, qui se repaît de ce festin de chair et de sang, peut-être… Symboliquement, Christine Farenc a voulu introduire sur ce drame la tutelle d’une autre divinité, omniprésente finalement dans le texte, celle de la Lune, présence dérisoire et bête qui décide les menstrues, qui accouple le sang à la vie qui agonise en multipliant la mort, cette Lune qui féconde et propage l’hystérie de ce monde — la racine étymologique d’hystérie, c’est utérus.
Cette présence tutélaire, qui ne dit mot mais émet plutôt des miasmes de gazouillis, d’étranges et risibles couinements, donne le ton de cette lecture qui refuse le drame pur, la tragédie totale, et choisit de développer cette présence subtile, mais indéniable, de l’ironie féroce qui travaille l’écriture de Wilde. Cette ironie, on ne peut la dénier : ironie verbale, puisque les propos dérisoires comme cyniques abondent sur ce roi d’opérette, qui pleure qu’un Messie puisse remettre en question le seul droit suprême qu’il se reconnaisse, celui de la mort, ce roi en admiration bête et jappante devant César dont il se veut être la coqueluche, ce roi qui consent tout stupidement à une gamine qu’il sait insolente et cruel, précipitant bêtement sa ruine spirituelle ; ironie rythmique aussi, puisque les moments forts du drame, ceux des morts, des sacrifices, Wilde, après avoir exaspéré la tension du désir à leur racine, les expédie comme si non avenus, comme si vains, futiles, dérisoires.
Ironie de l’écriture, putréfaction d’une caste, coulure insatiable d’un désir gangrené… autant de dimensions qui autorisent la proposition scénique ici choisie, kitsch, nous l’avons dit, qui investit symboliquement ce texte, en lui insufflant la cruauté de notre époque friande de sexe et de mort, en proposant des références à la guerre en Proche Orient, aux désirs latex, aux boucheries quotidiennes.
Cette lecture pertinente, il nous semble toutefois qu’elle se consomme de manière peu tendue au début de la pièce, le jeu scénique vibrant autour un humour déjanté et un mélodramatisme pathétique ne faisant pas se nourrir mutuellement ces tendances esthétiques en les faisant s’affronter sérieusement, mais plutôt s’éteindre ensemble, s’essouffler rythmiquement dans les premiers moments. Leur lutte et alliance corrosive, iconoclaste semble s’installer pleinement, lorsque ce roi moribond se lève, se met en jeu, délivrant cette fièvre de ressorts contradictoires qui le faisaient tressauter jusque là.
De plus, il nous faut noter que le jeu et la scène font un étrange accouplement : la scène est trash, la scène est kitsch ici, alors que le jeu tire parfois vers une certaine grandiloquence d’école française, une éloquence rhéteuse dont on a pas encore assez tordu le cou peut-être, qui fait s’allonger les mots, s’enfler le ton jusqu’au sérieux le plus définitif, souligner les gestes en en exagérant les poses, et qui cherche à démontrer les passions plutôt qu’à les exprimer.
Ce contrepoint d’écoles esthétiques opposés, toutefois peut avoir une portée ironique certaine et légitime en jouant habilement sur l’ambivalence du texte, sur son humour étrange-plein de fleurs de rhétorique en même temps que de miasmes voluptueux.
Peut-être est-il regrettable, surtout, que la dimension mystique habitant la sourde présence charnelle du prophète, présence propice à la tension dramatique par son silence inquiétant, soit sacrifiée au profit de l’affrontement verbal déliquescent du vieux roi mal libidineux et de la jeune princesse trop fière, dimension mystique suggérée par le jeu économe et d’autant plus fort de Jean Dumazer dans ses épousailles avec un mur qui semble retenir sa mort, sans qu’elle soit vraiment soulignée par la scénographie, par l’éclairage par exemple…
Une proposition électrique en tout cas qui renouvelle les vertus mortifères d’un texte fils d’une époque pas si lointaine en esprit de la nôtre…
samuel vigier
Salomé d’Oscar Wilde
Mise en scène :
Christine Farenc
Acteurs :
Dumazer,Garnier,Komitès,Laligue,Métayer,Nobilé,Rivière,Sekic,Veyhl