Ce spectacle fait partie des Trois propositions théâtrales jouées par la Compagnie de la Mauvaise Graine, Avec les armes de la poésie…
L’interprétant vient parmi nous, il dira Pasolini ce soir en son combat, sa douleur, lui le chrétien, lui le marxiste, lui le rimbaldien, le contradictoire qui désire et souffre de la contradiction, qui la chante, dans son refus du monde matérialiste et pseudo libéral, lui, le vieux parmi les jeunes qui s’égare dans un monde qui le précipite, cherche le sens de son idéologie, de ses idéologies dans un monde qui l’inquiète et le fascine — Hongrie 1956, mort de Jean XXIII… - : Où sont les armes ? Les jours passés / Ne reviendront plus, je le sais…
Au moment d’écrire “Une vitalité désespérée” et “Victoire”, poèmes issus du recueil Poésie en forme de rose, 1964, Pasolini est alors vers le cinéma — sublime et saint L’Evangile selon Saint Matthieuqu’il vient d’achever — contre les interviews de mauvais journalistes qui piègent, émissaires d’une société consommatrice de culture et arrogante… comme Fellini aussi sera baroque, il est baroque dans sa langue généreuse, imprégnée de visions, de cinéma — jazz, Godard, jazz.
L’interprétant vient devant des panneaux de toiles blanches, stroboscope, rythme trépident d’une musique jazz, rythme souriant de sa voix qui chante Godard, qui chante Belmondo, qui chante l’anarchie et la jeunesse, rythme des gestes de la main qui invite et fascine — jazz. L’interprétant invoque et fait revivre Pasolini, en son combat contre la matière, pour la poésie et l’humanité. Il prend place en une spatialité improbable, lieu d’urgence et qui convoque un autre monde, l’autre, celui de la poésie, celui des hommes véritablement, le seul où l’on peut vivre vraiment, exister, contre le matérialisme capitaliste, qui est aussi un matérialisme symbolique, une mort de culture et d’espoirs, d’humanité.
Spatialité pure qui est un seuil contre et au-delà de la clôture fatale de notre monde trop matériel, trop léger et évanescent, inconsistant, si empressé à vendre, à poser, comme cette journaliste bourgeoise et arrogante qui interviewe Pasolini et n’est pas sur scène, mais que l’interprétant fait vivre — le cobra — elle qui a une langue réductrice, médusante et vénéneuse face au poète angoissé et bon, Pasolini. Spatialité suprématiste : panneaux blancs qui séparent la salle du monde vrai et l’annoncent en même temps, jeux d’ombre et de clarté, chaises blanches non destinées toujours à s’asseoir, puis une piste carrée en pente cernée de néons, permettant une élévation liturgique qui promet l’autre monde justement. Spatialité pure qui est un seuil ouvert sur la vraie vie — pas selon Auchan, c’est sûr — Rimbaud plutôt, la réalité de mots et de chants, de passions où nous trouvons notre séjour humain véritablement. Dans cet espace, la musique, jazz, mais aussi bruits de sondes et d’échos, modulations religieuses… musique minimaliste, sérielle, pure et spirituelle — elle nous fouille le cœur les tripes l’esprit et nous élève, nous spectateurs ravis, profanes et initiés au rite de la langue jazz, messe, baroquisme, montage cinématographique… La musique dépouillée soutient le ravissement de l’espace, de la langue, de nos êtres.
Finalement, donc, ici est une dimension suprême, mystique, et c’est, il faut le remarquer, un espace scénique qui est surtout le nôtre, celui d’une théâtralité contemporaine, aujourd’hui si souvent suprématiste, abstraite, géométrique, blanche… Rencontre étrange alors que cette spatialité nôtre et cette langue baroque et fumante de Pasolini, langue toute hérissée de flèches pour le capitalisme, toute pleine de miel pour les hommes et la beauté du monde, de l’Italie, rencontre possible et belle qui nous possède et se voit mystique véritablement.
Les gestes de Philippe Durand, l’interprétant, sont délicats et retenus, ouverts, et ils caressent et annoncent, prédicateurs délicats et raconteurs beaux, quelque imminence, quelque chose qui nous est proche et nous traverse avec la langue de Pasolini, le monde, l’autre, l’authentique séjour d’hommes…
L’interprétant est là parmi nous qui officie un rite de la guerre verbale contre la matière et la mort capitaliste, il se tourne parfois, nous offre son dos, il nous appelle vers l’Ailleurs qui est proche, qui danse dans la voix, dans les mots — Pasolini -, il nous appelle vers l’imminent en nous, tout autour, fièvre mystique retenue. Il a un sourire tendre et un peu inquiet, que l’on sent traverser les mots, qui sied à la langue.
Jazz, Godard, Pasolini, l’Italie, la mystique, la poésie en armes de mots et de chants défend son empire, faible et battue sur le trottoir, le Poète est pauvre et ignoré, mais il se bat.
Aujourd’hui où s’étend le désert d’idéal et de militantisme, au jour des espoirs et des combats réfutés, refusés, moqués, une convocation juste sur la scène du théâtre Molière de trois grandes voix pour une voie qui rappelle l’urgence de la jeunesse, de la communauté, de la poésie, du souci de l’autre, de tous…
Où sont les armes ? Les jours passés
Ne reviendront plus, je le sais, le rouge avril,
De la jeunesse est révolu pour toujours.
Seul un rêve, un rêve de joie peut ouvrir
Une saison de douleur armée.
samuel vigier
Avec les armes de la poésie
Trois propositions théâtrales de la Compagnie de la Mauvaise graine
– Le Retour d’Iphigénie de Yannis Ritsos
– Il neige dans la nuit de Nâzim Hikmet
– Victoire de Pier Paolo Pasolini (écrit à partir à partir du texte “Victoire” et “Une vitalité désespérée”, traduits de l’italien par José Guidi et Jean-Charles Vegliante)
Mise en scène pour les trois spectacles :
Arnaud Meunier
Victoire est interprété par Philippe Durand