Jouer Juste

Une para­bole fas­ci­nante et déri­vante tour­billon­nant dans les abîmes intérieurs

Dérou­tante à l’abord, cap­ti­vante rapi­de­ment, la para­bole est une sub­tile trou­vaille : un entraî­neur de foot, racé à l’italienne et qui semble plein d’assurance, pen­dant la pause avant les pro­lon­ga­tions d’une finale, vient chauf­fer son équipe — on le sait, le milieu foot­ba­lis­tique est gros d’un lan­gage imagé et vivant, sou­vent mora­liste : le sien ne déroge pas à la règle… Sauf que son dis­cours dure une heure, qu’il dérive vite vers la mise à nu d’un cœur, vers la révé­la­tion de ses tour­ments exis­ten­tiels autant qu’éthiques, si les deux se peuvent dis­so­cier : l’essentiel est de jouer juste. La leçon de stra­té­gie et de tac­tique sur le ter­rain devient pré­texte à inter­ro­ger le sens des rela­tions à l’autre, la manière d’organiser et maî­tri­ser le cours de son exis­tence, elle devient l’occasion d’évoquer sa rela­tion avec Julie : entre foot et vie, cet entraî­neur phi­lo­sophe et poète ne trace pas de fron­tière. Der­rière cette assu­rance tonique qu’il affiche, on com­prend vite que ce qui le sai­sit c’est l’effroi face à la chair, la pas­sion, la ten­dresse — le risque de se livrer fra­gile à l’existence qui ne peut que tou­jours échap­per à la maî­trise — sauf à la fuir.

La manière de jouer est manière de vivre, et c’est l’occasion de dénon­cer l’attitude de l’équipe d’en face au jeu trop per­son­nel… En haine du moi à la manière de Pas­cal, l’entraîneur choi­sit quant à lui de s’engouffrer dans le rêve uto­pique et inquié­tant d’une com­mu­nauté de jeu glo­bale où l’individu ne prend sens que dans son rôle au sein du groupe, où l’individu, donc, périt. Ne dresse-t-il pas un fas­cisme de la rai­son orga­ni­sa­trice et uto­pique contre le fas­cisme de la pas­sion égoïste ? On sent la pointe poli­tique qui se des­sine, mais le texte reste dans le domaine fon­da­men­tal de l’existence et du rap­port à l’autre, à la vie. Il faut se déga­ger des rap­ports trop per­son­nels, s’éloigner du “ventre”, de la pas­sion. Il faut ratio­na­li­ser et consi­dé­rer l’importance supé­rieure du col­lec­tif. Oui, peu à peu on res­sent, on com­prend que l’on est face au drame solip­siste de la pen­sée lorsqu’elle s’oppose à la vie, son délire face au corps et aux pas­sions qui l’inquiètent et la tor­turent. Le rêve est d’échapper aux contin­gences de l’existence, de fuir hors de tout lien que nous ne pou­vons maî­tri­ser, contrô­ler et qui nous rendent si vul­né­rables : liens à l’Autre, à l’Amour, à la chair, au temps qui dévore. Ici une conscience que tra­vaille l’angoisse de la mort pra­tique une fuite qui l’y pré­ci­pi­tera plus sûre­ment, et qui par­court et tra­vaille la langue ellip­tique et gno­mique de Fran­çois Bégau­dau, d’où s’éclipse la sub­jec­ti­vité défaillante.

L’enthou­siasme pas­sion­nel que Régis Bour­gade laisse mon­trer de son per­son­nage fait res­sen­tir de façon sai­sis­sante son inquié­tude essen­tielle, que l’évolution mys­tique de la lumière et des sons guide len­te­ment dans son che­mi­ne­ment inexo­rable vers le néant. En ten­tant d’éviter de dépendre des autres, de son amour, de Julie, ce névrosé, ce maniaque du contrôle hyper­bo­lique a pré­ci­pité sa perte, et l’on sent sa dou­leur, cette dou­leur qui est celle de tous ceux qui pra­tiquent l’évitement, la fuite devant toute rela­tion sérieuse d’abandon à l’autre, à l’existence et qui fait périr sûre­ment.
La folie n’est pas l’absence de la rai­son, mais lorsqu’il ne reste que la raison.

Adap­tée du pre­mier roman de Fran­çois Bégau­dau, cette pièce a révélé au fes­ti­val off d’Avignon trois uni­vers qui se répondent en pro­fon­deur : la langue philosophico-poétique du roman­cier, la mise en scène sobre et mys­tique d’Isabelle Duprez et le jeu dense et pas­sionné de Régis Bour­gade. Une pièce pro­fonde et artiste qui sonde poé­ti­que­ment les abîmes para­doxaux de la conscience moderne — dans toute sa soli­tude et ses angoisses.

samuel vigier

Jouer Juste
D’après le roman Jouer Juste, de Fran­çois Bégau­deau, paru aux édi­tions Ver­ti­cales.
Mise en scène :
Isa­belle Duprez
Avec :
Régis Bour­gade
Pro­duc­tion :
Oli­vier Rakoto
Lumière :
Samuel Mat­ton
Son :
Ludo­vic Duprez
Durée du spec­tacle :
1 h 20

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