Gente di Plastica

Avec Gente di Plas­tica Pippo Del­bono se met aux com­mandes d’un spec­tacle fou et radieux comme un ani­ma­teur radio allumé, déjanté et beau

“Bonjour tout le monde ! Vous souvenez-vous de Franck Zappa ? Ce soir, nous allons com­men­cer avec quelques mots de Franck Zappa, des mots pris çà et là dans son livre Je suis un homme plus dur que ton mari… “
D’emblée le ton est donné, Pippo Del­bono, du haut de sa caisse de dif­fu­sion radio, lance le spec­tacle sous l’empire de l’humour iro­nique tou­jours pro­fond et plas­ti­que­ment irré­pro­chable qui est le sien.
Obser­ver les rites de la vie fami­liale ou mon­daine, être pris dans des gestes, atti­tudes pro­gram­més par notre image sociale, réglés jusqu’au plus infime détail… jusqu’à deve­nir des êtres marion­nettes, cari­ca­tu­raux, plas­tiques, tel est notre lot de nos jours : notre réi­fi­ca­tion narcissique/sociale — constat amer évo­qué avec génie et fièvre par Pippo Del­bono. Une fois la musique lan­cée, le spec­tacle peut com­men­cer, fai­sant varier les images et sym­boles asso­ciés sans autre fil que celui de Visions qui entrent dans le secret de notre âme, celle de notre époque dou­lou­reu­se­ment plas­tique au double sens du terme — en quête d’une beauté qui est une mort.
 
Des scènes anec­do­tiques de retrou­vailles de famille, de soi­rée chic, de récep­tion, se voient para­si­tées dans leur fonc­tion­ne­ment habi­tuel par un mon­tage qui les rap­proche sans nar­ra­ti­vité, sans psy­cho­lo­gie, sans hori­zon autre que les faire se rap­pro­cher pour révé­ler ce qu’elles sont : des scènes de pose codi­fiées, de show, sans autre sub­stance que celle don­née par ce jeu superbe des acteurs qui est tout en cho­ré­gra­phie joyeuse et maî­tri­sée — sans autre sub­stance, donc, que d’être répar­ti­tion de places, mesure de mou­ve­ments, cir­cu­la­tions pro­gram­mées… Pippo Del­bono, dans ce spec­tacle de danses, de musiques et de cita­tions, se fait le conteur sou­riant de l’essence ridi­cu­le­ment lyrique — d’un ridi­cule tendre et tra­gique — de notre monde plas­tique, notre monde trop sou­cieux de lui-même, de sa beauté, dans ses conven­tions fami­liales exas­pé­rées comme dans ses audaces mon­daines sau­vages. Notre monde nar­cis­sique et poseur, dépen­dant infi­ni­ment de sa propre image, de sa plas­tique qui com­mande cha­cun de nos gestes, et, peut-être, de nos sen­ti­ments. Mais au fond de cette emphase égoïste qui est la nôtre, Pippo par­vient par le mon­tage à sug­gé­rer la pré­sence d’un déses­poir moteur de cette éner­gie plas­tique, un fond encore humain dans le cœur de plas­tique de la marion­nette : qu’est le rêve des sept minutes de célé­brité que pro­phé­ti­sait pour tous Andy Warhol, si ce n’est un hyper­bo­lique besoin d’amour infini ? Que l’autre nous aime, nous ido­lâtre, nous contemple sans rete­nue, pour qu’enfin nous puis­sions nous aimer. Ce cruel besoin d’amour qui est l’essence du théâtre de Pippo Delbono.

Pippo Del­bono est de ces trou­veurs de sym­boles, des ces vision­naires qui inventent une langue pour nous mon­trer nos chaos intimes, fai­sant tom­ber les masques posés sur eux de nos mots de tous les jours : ces scènes mon­daines de notre vie quo­ti­dienne, il les prend et les res­ti­tue “fidè­le­ment”… sauf que le sens en est ravagé par des trou­vailles sym­bo­liques mul­tiples qui les rendent inha­bi­tuelles, les inter­rogent, à la fois deve­nues drôles et inquié­tantes. Ces trou­vailles pour­ront être la sup­pres­sion des paroles, l’exagération cari­ca­tu­rale du jeu, le cos­tume impro­bable, l’usage du cli­ché tiré du vau­de­ville lou­chant sur la bande des­si­née (le retour du fils marin…) — défor­mant la vie pour la mon­trer sous un jour plus vrai.

Par cet usage de la cari­ca­ture qui cor­rode la sur­face réglée de l’existence pour en révé­ler la vérité pro­fonde… mais aussi par les hom­mages cultu­rels tou­jours justes et har­mo­nieu­se­ment inté­grés par Pippo Del­bono au chaos sug­ges­tif et signi­fiant de la scène (la mise en abyme de Qu’est-il arrivé à Baby Jane est d’une grande force oni­rique et trau­ma­tique) ; par l’introduction de scènes folles, pures inven­tions d’artistes, mais pas arbi­traires du tout, où l’on peut voir notam­ment un homme de cuir poser dans ses gestes d’automutilation de toc… par tout cet art lucide et oni­rique, plein de maî­trise et de soufre qui est celui de Pippo Del­bono, le maître invente encore une fois une scène qui inter­roge notre monde en pro­fon­deur, mul­ti­pliant les échos et les réso­nances, poète véritablement.

Si nous nous décou­vrons marion­nettes ici, Pippo de sa haute caisse d’enregistrement et dif­fu­sion pour­rait être celui qui tire les ficelles avec cruauté et froi­deur maligne, mais non : il est de ces divi­ni­tés qui par­ti­cipent à la fête de leurs créa­tures, avec fièvre et joie, en ne pou­vant s’empêcher néan­moins d’y plon­ger ses propres dou­leurs, ses propres angoisses — notam­ment dans les émou­vants hom­mages à Sarah Kane. À cette époque dou­lou­reuse de son exis­tence où va naître Gente di Plas­tica, il décou­vrit l’existence et l’œuvre consu­mée de Sarah Kane en même temps que le fait que l’on puisse pleu­rer pour un bureau, lui que le désir de pos­ses­sion maté­riel tra­vaillait pour la pre­mière fois de sa vie. Le génie de Pippo fut de res­sen­tir les connexions secrètes non pas seule­ment dans sa seule exis­tence, mais dans le fond même de l’esprit de notre temps entre ces deux évé­ne­ments : la mort d’une artiste en déses­poir de liberté et amour, et le besoin irré­sis­tible contem­po­rain de pos­sé­der des reli­quats d’antiquaires.

La crise que je tra­ver­sais au moment de la créa­tion de Gente di Plas­tica n’était pas liée à des dif­fi­cul­tés rela­tion­nelles pré­cises, c’était plu­tôt une sen­sa­tion, presque phy­sique. J’étais hyper­sen­sible à la com­plexité et à la folie de la vie nor­male, à cette “tra­gé­die de la nor­ma­lité” : je me sou­ve­nais de périodes de ma vie où je lut­tais pour vivre, alors que sou­dain je me retrou­vais à lut­ter pour un meuble.
Pippo Del­bono, in Mon théâtre, livre conçu et réa­lisé par Myriam Bloedé et Clau­dia Palaz­zolo, chez Actes Sud.

samuel vigier

Gente di Plas­tica
Dra­ma­tur­gie et mise en scène : 
Pippo Del­bono
Avec : 
Dolly Alber­tin, Gian­luca Bal­larè, Bobò, Enke­leda Cekani, Mar­ghe­rita Cle­mente, Piero Corso, Pippo Del­bono, Lucia Della Fer­rera, Fausto Fer­raiuolo, Gus­tavo Gia­cosa, Simone Gog­giano, Elena Guer­rini, Mario Intru­glio, Nel­son Laric­cia, Maura Mon­zani, Pepe Robledo

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