Esodo

Esodo ou com­ment le monde de la scène se voit ravagé par le fra­cas inouï du silence des vic­times de l’Histoire

Esodo, la pièce de l’exode, la pièce de la perte cruelle et crue de terre, culture, et huma­nité. Dans la soli­tude et la tor­ture, les cris et le silence des vic­times de l’Histoire dévo­reuse d’homme, la voix de Pippo Del­bono fouille notre cœur, inter­roge notre âme, et, démiurge un peu fou, tou­jours sen­sible, il sait tirer du chaos et de la mort des images et des mots de pure sur­vi­vance, de pro­fonde beauté. Il fait entendre le silence, il rend inou­bliables les oubliés, il dresse des voies dans le désert, des par­cours qui s’essayent à redon­ner voie/voix à la vie qui sub­siste, il montre la force de la vie dans la sur­vie même, il visite les lieux de la mort et a tou­jours une lampe pour nous perdre, nous gui­der et nous éveiller, une lampe pour déce­ler un espoir et une force der­nière, lui, le pro­me­neur des âmes, qui fait des pro­ces­sions funèbres une céré­mo­nie fes­tive, une grande prière envoû­tante — et drôle.
Dans un rap­pro­che­ment de frag­ments visuels qui semblent naître de la bande son (qui peut uti­li­ser avec brio le bruit d’inquiétants héli­co­ptères) et du silence, se ren­contrent dif­fé­rentes figures fortes et étranges de l’exode uni­ver­sel, juifs et arabes, jeune homme au vil­lage détruit et ado­ra­teur de la consom­ma­tion ou encore vic­time de la tor­ture. Avec un art rare de la cho­ré­gra­phie for­melle et tonique, Pippo Del­bono, de sa voix douce d’émotion, fait explo­ser la vie de ceux-là, ceux qui ont perdu tout sol, tout hori­zon, en levant autour d’eux des mor­ceaux de culture géné­reuse et inquiète qui cernent la dou­leur et l’espoir : Brecht, Cha­plin… et tant d’autres

Creu­ser le sens trop humain de l’exode

Esodo croît d’un lieu ravagé, ni lieu natu­rel, ni lieu iden­ti­fiable cultu­rel­le­ment. Même pas des ves­tiges, ni des traces : un lieu en ruine qui abroge la pré­sence de toute civi­li­sa­tion hors du chaos et de la mort, un lieu impos­sible à loca­li­ser, dévasté. Des portes qui ne mènent nulle part, des murs déla­brés qui n’enclosent plus rien, sur des mon­ti­cules de cendres, de terre et de briques. Pippo Del­bono a eu ici le génie de dres­ser sur scène un espace qui amène le spec­ta­teur à faire l’expérience de la perte du ter­ri­toire, du sol cultu­rel, de la terre natale, de l’espace huma­nisé. Le passé humain est mort, détruit sans doute par l’homme, et l’avenir impos­sible sur ces terres noir­cies, brû­lées, sté­riles. Dans ce désar­roi de l’homme, par cette créa­tion d’un espace éreinté, Pippo Del­bono trouve et invente une place à ceux qui se voient mar­qués par l’exode, qui les prive des condi­tions phy­siques mini­males néces­saires à toute culture : un espace ouvrable, un temps ouvert.

L’essence de l’exode est sa dimen­sion trans­cul­tu­relle : cette expé­rience humaine a le génie mau­vais de plon­ger tout homme dans une même condi­tion effroya­ble­ment déter­ri­to­ria­li­sante, de plon­ger tout homme dans un désert d’homme. L’exode c’est l’exil hyper­bo­lique, c’est la catas­trophe poli­tique et com­mu­nau­taire super­la­tive. L’exode invente une situa­tion où le temps et l’espace arasent tous les hommes dans une pleine perte d’humanité et les ras­semblent en une com­mu­nauté dépos­sé­dée d’horizon et de socle fon­da­teur. Le peuple, l’individu qui connaît cela demeure certes mar­qué par sa culture, par une iden­tité — il reste juif ou arabe ou ména­gère (nous pré­ci­se­rons plus avant ce rap­pro­che­ment) — mais c’est une iden­tité qui devient pro­blé­ma­tique, se charge de dou­leur et d’angoisse. Une angoisse qui trans­cende les dif­fé­rences de tra­di­tion et de nation.

Alors sur ce non-lieu, privé de toute huma­nité, de tout espoir, Pippo Del­bono va faire se jux­ta­po­ser, s’éviter, se suc­cé­der et se bou­le­ver­ser un ensemble de frag­ments tirés de toute sa culture mon­diale — consti­tuée de mul­tiples réfé­rences bibliques, his­to­riques, lit­té­raires… Il par­vient ainsi à inter­ro­ger le sens onto­lo­gique, poli­tique et exis­ten­tiel de l’exode — un arra­che­ment hors de toute culture, de tout ter­ri­toire qui puisse asseoir une culture. Par cette jux­ta­po­si­tion auda­cieuse, c’est le sens même de ce terme exode qui est mis par l’artiste à la ques­tion. Sont aussi éclai­rées d’un jour inat­tendu la condi­tion humaine entière aussi bien que l’essence de notre monde contem­po­rain.
 
Ainsi se côtoie­ront notam­ment les réfé­rences aux mal­heurs du peuple juif — depuis l’exode biblique hors de la terre égyp­tienne, jusqu’aux hor­reurs nazies, en renou­ve­lant de manière pro­fonde la pro­tes­ta­tion du Dic­ta­teur de Cha­plin dans la bouche de Bobò — et les ravages des terres d’Islam ; un côtoie­ment qui par­ti­cipe au ques­tion­ne­ment sur le sens des conflits israélo-palestiniens.
Aussi, c’est l’essence de notre société occi­den­tale — fes­tive, consu­mé­riste, indif­fé­rente — qui est inter­ro­gée, puisque auprès de Brecht, de Cha­plin, d’extraits de jour­naux de vic­times du nazisme, d’acteurs qui endossent le cos­tume d’une dic­ta­ture ani­ma­lière… Pippo convoque des gens bran­chés qui font la fête, qui célèbrent le nou­vel an — et c’est le spec­ta­teur occi­den­tal moyen qui se voit impli­qué, inclus de manière pro­blé­ma­tique dans cet espace dif­fi­cile de la scène — aussi bien qu’une femme tirée de la sculp­ture hyper­réa­liste de Duane Han­son, une ména­gère replète et rose pous­sant un cad­die rem­pli à ras bord et qui tente, dans des efforts absurdes et déri­soires, de faire pas­ser ce cad­die sur le mon­ti­cule de ruines. La consom­ma­tion comme figure d’exode…

Pippo Del­bono, par ce théâtre sur­réa­liste, cho­ré­gra­phié, sym­bo­liste, par­ti­cipe à l’entreprise rêvée de Rim­baud, l’entreprise de trou­ver une langue, le poète / Pippo Del­bono deve­nant fou et vision­naire à ten­ter de défi­nir le sens contem­po­rain d’un terme — Exode, car les termes varient et se réin­ventent comme l’âme humaine devient et change — afin de par­ler d’une expé­rience de notre culture. Pippo Del­bono est un vision­naire qui devine les choses de l’âme humaine de notre temps et, même sous des formes frag­men­taires et silen­cieuses, les fait entendre, réson­ner en nous : une femme d’aujourd’hui pous­sant son cad­die sur­chargé peut aussi être en exode, en plein désert, comme le peuple de Moïse.

Et mal­gré tout, dans ce théâtre de la force et de la puis­sance cor­po­relle, de la mys­tique du geste per­siste la force de la vie, jusque dans l’exode… les hommes demeurent des sur­vi­vants, ils demeurent pleins de beauté, ils demeurent mar­qué par quelque espoir indé­fini mais fort.
À tra­vers le lan­gage de la danse et la poé­sie du geste, Esodo explore la réa­lité dif­fi­cile des extracom­mu­nau­taires et tente, par une méta­phore poé­tique, de tendre la main. (…)
Tous parlent le même lan­gage. Le lan­gage de ceux qui souffrent mais qui ne se rendent jamais.
 
Pippo Delbono.

—–

Pippo Del­bono et le ques­tion­ne­ment éthique

D’évi­dence Pippo Del­bono s’inscrit dans cette contem­po­ra­néité théâ­trale explo­ra­trice d’un renou­vel­le­ment de la langue scé­nique par tous les moyens esthé­tiques mis à sa dis­po­si­tion : explo­ra­tions de la cor­po­réité par la musique, la danse, les gestes, les cos­tumes, le sur­réa­lisme sym­bo­lique… dans la lignée d’Artaud, tech­niques ciné­ma­to­gra­phiques de la voix off, du cut, du frag­ment et du mon­tage ou influences du cirque et du peep-show héri­tées de Brecht, et tant d’autres encore.
Mais, dans ce tra­vail de nova­tion for­melle, ce qui trouve place, dans un refus de l’art pour l’art, c’est la voix humble et tendre d’un cœur ému et géné­reux, c’est l’intelligence d’un huma­nisme étendu, d’autant plus uni­ver­sel qu’il est cri­tique et popu­laire, donne pré­sence aux oubliés de l’histoire, de l’Humanisme clas­sique. Ce qui se joue c’est un ensemble de frag­ments incon­ci­liables en appa­rence — quel lien entre des fêtards bran­chés et le peuple d’Islam ? — mais dont le rap­pro­che­ment pour­tant par­vient à inquié­ter et à faire mûrir chez le spec­ta­teur cet état d’âme qui est la ren­contre de la réflexion et de la sen­si­bi­lité : le scan­dale de la condi­tion humaine, de la condi­tion d’exilé de l’homme impo­sée par l’homme. Esodo — l’Exode.

Voilà une par­tie esthé­tique du choix éthique de ce théâtre : faire varier les images de l’horreur et de la dou­leur de la Comé­die Humaine, dans une lignée ita­lienne qui va du Dante de la Divine Comé­die au Fel­lini de Fel­lini Roma, suc­ces­sion de frag­ments qui dressent un relevé des hor­reurs morales d’une époque. On pour­rait alors repro­cher à ce théâtre d’être trop psy­cho­lo­gi­sant dans ses démons­tra­tions. Dans ce théâtre de l’âme, d’une âme si géné­reuse, ne peut que trou­ver place une cri­tique psy­cho­lo­gi­sante, huma­niste au sens clas­sique alors, qui cherche à déce­ler une part de l’origine de l’horreur du monde dans la cor­rup­tion de l’âme de cer­tains hommes : indif­fé­rence, ambi­tion, haine… Et alors, plu­tôt que la poli­tique ou la socio­lo­gie, le choix de la psy­cho­lo­gie morale.

Oui, on pour­rait repro­cher alors à Pippo Del­bono de rap­pro­cher trop faci­le­ment les choses, les siècles, les hor­reurs cultu­relles en éva­cuant les cir­cons­tances sociales et poli­tiques locales –ses tor­tion­naires sont des êtres sym­bo­liques aux masques ani­ma­liers por­tant des tenues mili­taires offi­cielles — pour évo­quer cette simi­la­rité de l’horreur, de l’atrocité, de la condi­tion de ceux qui furent exi­lés au XXe siècle, sym­bo­li­que­ment clos par cette pièce qui se joua le pre­mier jan­vier 2000. 
Certes, le risque de tels rap­pro­che­ments, c’est la naï­veté, le manque de dis­cer­ne­ment cir­cons­tan­cié quant aux rai­sons cultu­relles des vio­lences, c’est aussi perdre le sens de la dif­fé­rence. Certes, en cette volonté démons­tra­trice et psy­cho­lo­gi­sante (mora­li­sa­trice ?) ce théâtre demeure tra­di­tion­nel — mais il faut avoir l’âme bien cor­rom­pue par un besoin moderne de modi­fi­ca­tion per­pé­tuelle, de “Pro­grès”, et de consi­dé­ra­tions sin­gu­la­ri­santes pour consi­dé­rer que plon­ger dans une tra­di­tion consti­tue for­cé­ment un défaut.

Ce spec­tacle touche autant par sa dimen­sion esthé­tique que par l’éthique dont il est empreint. Le manque d’analyse qu’on peut lui repro­cher, la perte du sens de la dif­fé­rence qu’il peut sup­po­ser — défauts éven­tuels très dif­fé­rents et même oppo­sés essen­tiel­le­ment — ne touchent pas Pippo Del­bono : s’il semble sacri­fier cette option de pen­sée qui vise à creu­ser les rai­sons poli­tiques et sociales par­ti­cu­lières des hor­reurs locales, c’est en mon­trant que seules les vues géné­rales sont mora­le­ment puis­santes, c’est en s’inscrivant dans l’urgence et la néces­sité de réveiller, de retrou­ver un sens cer­tain de l’Humain.
Tan­dis que l’humanisme occi­den­tal est encore san­glant de la crise que les guerres du XXe siècle lui ont fait tra­ver­ser, croire que Pippo Del­bono perd le sens des dif­fé­rences cultu­relles par des rap­pro­che­ments for­cés revien­drait à ne pas voir avec quelle pro­fon­deur il réin­vente sur scène les res­sources esthé­tiques pour expri­mer res­pec­tueu­se­ment les dif­fé­rences humaines : Pippo n’homogénéise pas les dif­fé­rences cultu­relles ou indi­vi­duelles par un uni­ver­sa­lisme de mau­vais aloi qui serait réduc­teur et appau­vris­sant mais il rend la dignité aux oubliés de l’Histoire et de la Scène. Rap­pe­lons qu’un homme en exode n’écrit pas de livre, ne laisse pas de trace et ne connaît que l’oubli, un homme en exode n’a pas de nom, pas de visage, pas d’histoire ni d’Histoire, puisque son passé est aboli par les gestes des­truc­teurs qui ont ravagé sa terre et sa chair, et puisque son ave­nir n’est qu’errance, sur­vi­vance, exis­tence réduite. Pippo Del­bono, en fai­sant varier la condi­tion de ces oubliés dans une ambiance musi­cale et cho­ré­gra­phiée avec force, en les intro­dui­sant au milieu de toute une culture géné­reuse sur la scène qui les ignore trop sou­vent — arabes, défi­cients, homos… — les rend à une dignité d’homme, grave et risible.

Un pla­to­nisme scénique ?

Les grandes valeurs sont simples, élé­men­taires, mais il faut sans cesse réin­ven­ter le moyen d’amener l’homme à les recueillir et à ne pas les oublier puisque les choses simples sont si faci­le­ment oubliables.
Il y a quelque chose de pla­to­ni­cien chez Pippo Del­bono : la scène, c’est le monde sen­sible, réel, sou­mis au chaos et à la vio­lence, un monde baroque d’illusions et de mort, frag­menté, où les choses sont confuses et dou­lou­reuses ; hors scène les paroles pro­non­cées par Pippo Del­bono quant à elles offrent au spec­ta­teur un rap­pel du monde idéal des valeurs claires et “éter­nelles”, valeurs qui ris­que­raient de se voir taxées de trop divines (et inhu­maines au sens de conve­nues, édu­quées, conven­tion­nelles) en étant énon­cées en voix off par le met­teur en scène — le dieu du spec­tacle jus­te­ment et qui inter­roge sa créa­tion per­tur­bée d’une lampe inquiète — si cette voix n’était aussi humaine, humide de vie et de sen­si­bi­lité, et si Pippo ne venait en devant de scène nous fixer de son regard fié­vreux et fou, trans­porté de transes exta­tiques et furieuses.
Oui, il y a quelque chose de pla­to­ni­cien ici, et Pippo use de sa lampe auprès du spec­ta­teur comme le phi­lo­sophe qui a vu le jour retourne dans la Caverne pour ten­ter de détour­ner les esclaves / spec­ta­teurs trop ravis du chaos des ombres quo­ti­diennes. Pippo le phi­lo­sophe ému et fou. Avec ceci que la scène même ne demeure pas sim­ple­ment le chaos du monde des ombres, le monde du spec­tacle, de la fête de fin d’année, du dic­ta­teur éraillé et de l’homme qu’on tor­ture, puisqu’elle est péné­trée par des êtres saints qui viennent prendre parole eux aussi et rap­pe­ler leur espé­rance — comme cet ado­les­cent à la beauté naïve et inso­lente que l’on croit droit sorti d’un film de Paso­lini et qui nous parle d’un vil­lage inconnu, perdu, son village.

L’humanisme réin­venté

Les formes sans cesse renou­ve­lées de cette scène servent alors à pro­pa­ger cette quête d’un huma­nisme contem­po­rain plus riche que l’humanisme clas­sique, un huma­nisme cri­tique et inquiet qui s’est enri­chi d’avoir tra­versé les années 60 à 80 chez Deleuze, Fou­cault, Car­melo Bene ou Kol­tès, devenu inquiet et sou­cieux de ceux que l’humanisme occi­den­tal avait oubliés, ou plu­tôt fait taire pour les réduire au silence face à une vision idyl­lique et vio­lente de l’Homme, dont la plus récente confi­gu­ra­tion se voit mar­quée par cette struc­ture exa­mi­née par Deleuze : l’Homme c’est le Blanc, Mâle, Hété­ro­sexuel, Bour­geois, Edu­qué, Hon­nête, Beau, Sain, Chré­tien, Urbain, Adulte — avec donc toute la vio­lence mythique et idéo­lo­gique propre à l’utopie qui consi­dère comme ines­sen­tielles les dif­fé­rences de culture, les dif­fé­rences d’être sous l’œil cruel de la Rai­son, d’une Rai­son tou­jours occi­den­tale.
Pippo Del­bono est un huma­niste qui réin­vente les formes et hori­zons de l’humanisme.

samuel vigier

Esodo
Mise en scène : 
Pippo Del­bono
Avec : 
Fadel Abeid, Dolly Alber­tin, Gian­luca Bal­larè, Bobò, Enke­leda Cekani, Piero Corso, Pippo Del­bono, Lucia Della Fer­rera, Fausto Fer­raiuolo, Gus­tavo Gia­cosa, Simone Gog­giano, Elena Guer­rini, Mario Intru­glio, Nel­son Laric­cia, Maura Mon­zani, Moha­med Hus­sein Moussa, Tom­maso Oli­vari, Pepe Robledo

Leave a Comment

Filed under Non classé, Théâtre

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>