Alfonso Hernández-Catá, L’Ange de Sodome

Balade inter­dite

L’Ange de Sodome écrit en 1927 par Alfonso Hernández-Catá (né en 1885 et décédé bru­ta­le­ment en 1940), poète, dra­ma­turge, essayiste et diplo­mate, d’origine cubaine, est ici tra­duit pour la pre­mière fois par Patrick Dubuis. La cou­ver­ture du livre est illus­trée du Por­trait du peintre Fran­cisco Toles­cas­sana par Ramon Marti Alsina, le visage cou­ronné d’une che­ve­lure fou­gueuse, bee­tho­ve­nienne, le regard fixé sur un ailleurs.
L’Ange de Sodome se réfère sans doute aux villes de Sodome et Gomorrhe, men­tion­nées dans la Bible et le Coran, et que la tra­di­tion biblique situe dans l’actuelle Jor­da­nie. La Bible men­tionne qu’elles ont été détruites pour leurs péchés. Depuis l’empereur Jus­ti­nien en 543, cet épi­sode a été uti­lisé pour jus­ti­fier la répres­sion de l’homo­sexua­lité, inter­pré­ta­tion pré­sente à par­tir du IVème siècle chez plu­sieurs pen­seurs chré­tiens. Ce titre oxy­mo­rique (déjà une appel­la­tion de pros­crit, frappé d’anathème), connote l’orientation du récit.

Ce roman espa­gnol débute par la chro­nique d’une famille de la noblesse anda­louse, celle des Vélez-Gomora. Leur bla­son illustre se ter­nit sous l’usure du temps, de l’amenuisement des richesses. Les membres de leur mai­son jadis ins­crite dans un glo­rieux passé, sont atteints de mélan­co­lie — la mala­die soma­tique des aris­to­crates dépos­sé­dés. Un élé­ment fan­tas­tique enri­chit l’intrigue à pro­pos de l’étrange sub­sti­tu­tion dans laquelle une minus­cule auto­mo­bile rouge se trans­forme en second corps pour le père, Don San­tiago, devenu un père voi­ture, un cen­taure moderne.
Les sœurs, « jeunes filles en fleurs », enfer­mées dans leur « mai­son de pou­pées » s’adonnent aux devoirs domes­tiques, bro­dant, cou­sant, cirant de vieux meubles, pour­sui­vant le lien fami­lial tissé autour de la réfé­rence pater­nelle (même après le décès du père), l’obéissance, valeur prime. Cette famille tra­di­tion­nelle, repliée sur elle-même, pro­tège sa généa­lo­gie et l’ancienneté de ses titres et éprouve pour le peuple un léger dégoût et une espèce de ter­reur non dite. Cette vision borne l’éducation de la fra­trie orpheline.

Le roman­cier s’attarde sur le per­son­nage de l’aîné du qua­tuor, José-María, « dis­posé au sacri­fice », trai­tant d’un sujet tabou, en dotant le jeune homme d’adjectifs fémi­ni­sants et mater­na­li­sants. Ses sœurs ont la fonc­tion (étri­quée) de séduire en vue d’un mariage avan­ta­geux. À l’instar des sur­réa­listes, « les bouches des jeunes filles » des « trois sœurs angé­liques », se trans­forment en objets auto­nomes de désir, organes indé­pen­dants voués à la volupté, un peu effrayants, et contrai­re­ment aux ori­fices sexuels, doués de parole. Par moment, la dié­gèse a des accents proches d’Oscar Wilde, notam­ment de The Pic­ture of Dorian Gray, ou de Lavi­nia de George Sand.
Des sté­réo­types cor­sètent le frère cadet et les sœurs, qui s’y conforment sans réflé­chir, aux choix d’emblée hété­ro­sexuels. Leurs sen­ti­ments, la vul­ga­rité des envies éro­tiques de Jaime, le cadet, sont impos­sibles à conci­lier avec la déli­ca­tesse de José-María. C’est en décou­vrant un spec­tacle de cirque qu’il éprouve une vive atti­rance, non pas envers la tra­pé­ziste et domp­teuse comme Jaime, mais pour le com­pa­gnon de la jon­gleuse. Le compte-rendu du numéro des fauves est hor­ri­fiant. La nature, domp­tée, détour­née de son axe déclenche une souf­france exces­sive des bêtes autre­fois libres : une allu­sion à l’homosexualité réprimée ?

Ainsi, la révé­la­tion de sa « nature », de ses pen­chants « natu­rels », a la force d’une implo­sion qui pul­vé­rise les cer­ti­tudes de José-María. Viri­lité, fai­blesse sont les gro­tesques ori­peaux dont sont affu­blés les hommes et les femmes, consi­dé­rés comme une innéité des ten­dances, des dis­po­si­tions « natu­relles », ne repo­sant sur aucune vérité, ni scien­ti­fique ni morale, juste livrés aux forces contraires de l’anima.

Le conflit éthique, socio-culturel et psy­cho­lo­gique engen­dré par la dif­fé­rence est une construc­tion arché­ty­pale, com­por­te­men­tale, médi­cale, reli­gieuse et socié­tale de la divi­sion des sexes et de leurs sup­po­sés attri­buts res­pec­tifs. L’Ange de Sodome réflé­chit sur le genre. La prise de conscience de l’aîné des Vélez-Gomora se joint à une exé­cra­tion de lui-même et à une pro­fonde angoisse.
Les termes néga­tifs, « conta­mi­na­tion », « revers répu­gnants », « putré­fac­tion », etc., sont employés par le jeune homme qui ne met pas de nom sur son trouble mais en subit les sou­bre­sauts et les contra­dic­tions. Ce com­bat intime, pro­vo­qué par l’environnement, le contexte fami­lial, rap­proche José-María de l’exilé qui pro­jette de s’échapper, enfrei­gnant les dan­gers afin d’atteindre et d’intégrer un monde meilleur.

Alfonso Hernández-Catá se place en obser­va­teur com­plice, et le retour de Jaime, frère dévoyé, devenu contre­ban­dier, est peint comme le retour mena­çant du fameux débar­que­ment de Dra­cula dans le film de Mur­nau. Le com­pa­gnon du numéro de la cir­cas­sienne, « l’hercule » de foire, est l’homme-prétexte, l’homme du peuple venu cor­rompre l’identité et la cohé­sion fami­liale, per­ver­tir l’honneur d’un nom à par­ti­cules, venu semer le trouble chez José-María. Ce lut­teur de foire, est néan­moins qua­li­fié d’« apol­li­nien », ce qui le hausse au sta­tut quasi sacré, rayon­nant, solaire, d’un amant ima­gi­naire.
Le dévoi­le­ment de l’homosexualité déclenche une effroyable culpa­bi­lité chez José-María qui se consi­dère comme un traître. L’ombre de la toute-puissance pater­nelle (en dépit de la débi­lité de Don San­tiago et de ses insuf­fi­sances à affron­ter le réel) recouvre la mai­son­née — auto­rité impli­cite pour ses sœurs, Amparo et Isabel-Louisa et son frère Jaime. Le fils « indigne » res­sent comme un mal silen­cieux les fai­blesses et les infir­mi­tés de ses deux parents, et réa­lise que son carac­tère « fémi­nin », son anima, qui le porte davan­tage est jus­te­ment le fruit de leurs entrailles, la suite logique de leur géné­ra­tion. « Le drame de sa chair » l’oblige à modi­fier ses com­por­te­ments, son appa­rence, à se contre­faire, figé par un double bind qui le mar­ty­rise, entraî­nant un refou­le­ment tra­gique. L’enfance pas­sée, le décès du vieil oncle pro­tec­teur, l’adolescence, intro­duisent le désordre, les troubles de la sexua­lité, la dés­union familiale.

La pré­sen­ta­tion de l’homosexuel est his­to­rique, affu­blé de ridi­cule, de termes péjo­ra­tifs, « un effé­miné gro­tesque, pein­tur­luré, jacas­sant et répu­gnant », des­cendu au rang « des femmes de mau­vaise vie ». En 1927, en Espagne, l’amour entre per­sonnes du même sexe est consi­déré comme dégra­dant, mons­trueux, ce qui laisse ima­gi­ner les per­sé­cu­tions subies. Le contrat socio-sacrificiel des femmes va de pair avec le renon­ce­ment socio-sacrificiel des homo­sexuels.
Pré­ci­sons que, à part les odieuses cari­ca­tures, le roman en géné­ral parle peu de ce sujet tabou — occulté ou moins pres­crip­teur ? En effet, une typo­lo­gie per­sis­tante a placé les formes du récit sous l’invariant hété­ro­crate et patriar­cal, genré. Ainsi, la femme libre ou qui s’enfuit, enfrei­gnant la res­pec­ta­bi­lité bour­geoise et ses codes de l’honneur, rejoint l’homosexuel, le réprouvé, et les deux sont sacri­fiés en holocauste.

La pré­face de Patrick Dubuis pré­sente le che­mi­ne­ment dif­fi­cile de la cause des homosexuel(le)s, sous pres­sion d’une doxa qui les a clas­sés, avec l’assistance des scien­ti­fiques, en « inver­tis », « sodo­mites »,  « per­vers », délin­quants et malades men­taux. Un paral­lèle peut être éta­bli avec « La mai­son des Usher » (que l’auteur cite), entre « la mai­son toute en pierre, encla­vée dans un quar­tier noble, avec des fenêtres ouvertes sur la mer, (…) occu­pée par un couple et leurs quatre enfants (…) fenêtres avec leurs car­reaux cas­sés [qui] trem­blaient ner­veu­se­ment »…
Il est donc ques­tion de chute dans ce roman, d’ange déchu, d’une lente des­cente aux enfers, de déchéance, d’écroulement de la famille Vélez-Gomora, de la déca­dence du père, de dépré­cia­tion entre frères et sœurs, jusqu’à la chute du fra­gile héros, son anéantissement.

yas­mina mahdi              

Alfonso Hernández-Catá, L’Ange de Sodome, trad. Patrick Dubuis, éd. Non Lieu, 2021, 120 p.  — 12,00 €.

 

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