Trash et pureté
L’Odéon invite le metteur en scène Ivo van Hove à présenter sa version du Misanthrope, créée en 2010 à Berlin. Une mise en scène géniale, des acteurs en grâce, un triomphe mérité, qui revisite un classique sans le dénaturer. Un régal. Molière sublimé au fond des poubelles.
Dans un décor soft, hypermoderne, ambiancé, Philinte tapote sur son smartphone, tandis qu’un écran géant projette les figures des autres personnages pendant leur maquillage. D’emblée, le décalage introduit avec le contexte classique donne au verbe plus de valeur.
La scène est évidée, un intérieur d’aspect industriel ; seule une paire de chaussures à talons posée sur une table témoigne d’une humanité saisie dans son intimité un rien fétichisée. La vision froide, épurée, nous met directement en prise avec le texte, dynamisé par les partis-pris radicaux et salutaires ici adoptés.
Les interventions anachroniques sont nombreuses (iphone, ipad, video) mais maîtrisées : elles révèlent le texte au lieu de le desservir. Un seul exemple : dans la scène II, Honesty, de Billy Joël, valorisé pour disqualifier le sonnet d’Oronte. Les caméras surdéterminent les scènes jouées par les acteurs en leur donnant une facture émotionnelle qui tient de l’artifice de la recherche de l’authenticité par proximité. L’apparition de Célimène en poupée aguichante fait exploser les cadres du dialogue en manifestant leur portée : ce ne sont pas seulement les conventions qui sont en cause, mais les modalités d’une distribution sociale de notre affectivité.
La sexualisation des rapports entre Alceste et Célimène exprime parfaitement, en léger contraste avec le texte, la conflictualité des rapports amoureux. L’érection de Célimène en icône de sensualité rend avec pertinence la puissance ambiguë de l’amour. Finalement le propos de Molière n’est pas seulement de glace, mais aussi de feu : ses formulations s’en trouvent renforcées. Ainsi le trash révèle la troublante parenté de la pureté et de l’abjection.
On aurait tort de voir dans ce spectacle une comédie plaisante nourrie de frasques au goût douteux. L’expression systématiquement sexuelle des sentiments révèle la crudité et l’enjeu des répliques d’allure mondaine. Les scènes de jalousie, qui mènent Alceste à vider les poubelles sur scène, sont en parfaite harmonie avec l’incompréhension qui s’installe fatalement entre lui et Célimène.
La troupe est irréprochable : les acteurs jouent juste, mettant bien en valeur le couple d’individualités irréductibles mais liées que constituent Célimène et Alceste. La première (Judith Rosmair) est naturellement parfaite, le second (Lars Eidinger) est sublime. En grâce, du moins le samedi 31 mars ; ils se permettent tout, avec facilité et efficacité. Un moment rare.
Derrière toutes ces frasques, est développée une intuition qui ne pouvait pas ne pas naître chez les lecteurs avisés de Molière. Il n’y a là qu’une histoire d’amour, dont il s’agit d’évaluer le destin dans la société : peut-il se conjuguer ou ne sait-il s’affirmer qu’inconditionnellement ?
Au prix d’une légère distorsion avec le texte (la scène de la rupture est jouée comme une réconciliation), cette lecture vivifiante renouvelle la pièce et la magnifie. Car il ne saurait finalement être question d’exclure deux formes d’asocialités (le misanthrope et la nymphomane), mais plutôt de confronter les attachements en examinant leur distribution : l’amour vrai est le propre de la déesse qui le prodigue sans en connaître la nature, et que seul peut retenir le prêtre, qui en défend la véracité.
Autour de leur inclination élective se distribuent comme sur un marché les affections ; on n’en aura jamais fini de découdre avec nos différends amoureux.
christophe giolito
Der Menschenfeind /Le Misanthrope
de Molière
mise en scène Ivo van Hove
en allemand surtitré
Avec : Lea Lars Eidinger, Franz Hartwig, Corinna Kirchhoff, Jenny König, Judith Rosmair, David Ruland, Sebastian Schwarz, Nico Selbach