Evénement au théâtre du Rond-Point : une programmation de cinq spectacles du sublime et dérangeant Pippo Delbono
Le théâtre du Rond-Point fait l’événement avec une programmation de cinq spectacles du sublime et dérangeant Pippo Delbono — Il Silenzio, Esodo, Gente di Plastica, Enrico V et Urlo. Cinq pièces pour faire varier le mystère d’un créateur/révélateur de mystères, qui interrogent les possibilités d’être du théâtre, ses limites et moyens, avec une intelligence et une sensibilité rares dans un registre populaire, c’est-à-dire non populiste, mais plutôt profondément vivant, chaleureux, explosif, corporel et humain.
Nous avons eu la chance d’assister à la dernière représentation de Il Silenzio, pièce singulière, émouvante, qui fait trembler et arrache le spectateur à lui-même. Un spectacle singulier au point que les mots manquent pour l’évoquer tant est vaste l’envie, l’urgence intérieure qui pousse à parler de ce théâtre du recueillement et de la vie. C’est le paradoxe de tout silence authentiquement humain que de receler les choses de l’âme, de l’homme, les plus importantes à transmettre, à partager — c’est le paradoxe de Il Silenzio.
Un théâtre qui creuse le caractère sacré du rien, du pas grand-chose, d’un essentiel, explorant, dans le chaos et la dérision, la solitude et la puissance de la vie des humbles, de ceux qui ont disparu doublement de la surface du monde : dans leur chair broyée par la terre apocalyptique, et qui n’ont pas droit à la survivance dans la mémoire des hommes… Jusqu’à ce que Pippo Delbono, le scrutateur de l’ombre et de la mort, promène sa lampe et son cœur sensible dans ces vestiges d’hommes et nous emmène avec lui dans sa quête, ses trouvailles, ses frémissements et ces vies infimes retrouvées, avec sa troupe bigarrée d’improbables et radieux êtres de scène.
Exceptionnel !
Il Silenzio
Il Silenzio est fondé sur une mémoire liée au dévastateur tremblement de terre, qui en 1968, a détruit la vieille ville de Gibellina en Sicile. Il ne s’agit pas de raconter un fait historique, mais de s’arrêter sur cet instant-là, éternel, qui recèle le silence de la mort et le silence de la vie.
Pippo Delbono, devant la scène, de sa voix touchante d’émotion et de respect, de gravité.
Cette pièce part d’un problème crucial : comment représenter le silence ?… Celui d’une ville anéantie, écrasée par un séisme. Ce théâtre s’expose comme une moderne célébration mystique de la vie, de l’infime.
Un lieu qui n’est pas quelconque, une origine et une fin, l’absence de tout horizon et de toutes promesses, mais le recueil assuré de la présence de la vie ; un lieu où des choses éternelles peuvent trouver place : une plaine de sable. Une bande son explose, un tremblement traverse notre corps, fait vibrer nos organes tant elle ravage.
Nous voilà alors ramenés à la source archaïque de la scène — retour vibrant et baroque à l’origine mystique du théâtre, où sursaute et frémit, fragile et drôle, la chair d’homme.
Les origines sans cesse renouvelées du théâtre
En refusant les délimitations de genre, les conventions de la scène théâtrale pour flirter avec le peep-show ou le cirque entre autres ; en creusant violemment les origines et éléments primordiaux du théâtre — le corps, le vivant, la scène, la lumière, la musique… - en introduisant dignement les oubliés de l’Histoire — petit peuple, trans, handicapés… — et donc du théâtre institué, par tous ces moyens Pippo Delbono perpétue la tradition de recherche expérimentale et sensible des grands Italiens (Pasolini, Fellini, Carmelo Bene) de la seule manière dont on puisse la perpétuer : en la réinventant sans cesse. Et cela, il ne pouvait y parvenir qu’en étant animé par cette générosité, cette tendresse et cette considération exceptionnelles pour l’homme et l’art propres aux Italiens (voyez L’Évangile selon Saint Matthieu, Accattone ou La Strada), nous touchant avec force, nous spectateurs, que ce soit dans la totalité d’un spectacle orgiaque, ou simplement dans cette voix de l’acteur, de l’homme Pippo, au français approximatif certes, mais à l’émotion si forte lorsqu’il parle de ce carnage, ce ravage, cette destruction — levant une compassion retenue avec autant de force qu’un cri humain enragé — qu’elle nous fait véritablement trembler… Et cela sans pathos, avec une authentique dignité de cœur et une poésie effarante.
Sur scène, lorsqu’une langue s’invente, c’est toujours miraculeux.
Ici, la scène est silence, jusque dans les mouvements des acteurs, la musique furieuse ou la voix de Pippo Delbono célébrant la mémoire des défunts par d’émouvants hommages. Une plaine de sable que l’on aplanit, que l’on creuse, où l’on pose trois croix d’un nouveau calvaire — une plaine de vivants qui sont morts et viennent revivre un temps leurs passions et vies dérisoires, pleins de solitude mais de tendresse aussi. Et pour eux, la présence — comme la parole, la communication — demeure éloignée de nous, contemplateurs silencieux du silence, mais en même temps d’une force évidente, indéniable - une présence onirique, mystique, sacrée : il n’y ni histoire, ni scène, ni tableau, mais plutôt des visions, des fragments réveillés où l’on marche ou court dans le sable, cet élément des rêves et des chimères. Comme le promeneur d’abîmes de Théorème de Pasolini, qui réveille la vie et le désir, la folie dans une maison bourgeoise et entraîne le maître des lieux à une course nue dans des paysages lunaires.
Dans ce silence, il y a des vivants, des clowns. Le clown, c’est celui qui ne représente pas un personnage autre et intemporel, qui n’incarne pas un rôle pré-tracé et qui subsisterait dans son placard scriptural après avoir été mis en scène : il n’est pas l’acteur. Le clown plutôt éveille la présence, suscite le réveil de forces vitales qui ne vont nulle part, comme les morts, comme les vivants, nulle part ailleurs que là où elles sont — il éveille une présence que l’on sent éphémère, qui est là dans l’instant pour s’éclipser ensuite dans le néant. Comme les défunts. Inoubliables alors.
Les acteurs de la compagnie ne représentent pas, ils sont — d’où leur mystère, leur présence forte, d’où cette marche inquiète de Pippo Delbono parmi les ombres avec sa lampe qui fouille les recoins et les êtres pour interroger leur nature.
La mystique populaire
Ce théâtre est populaire dans un sens mystique — comme les Italiens savent l’être encore aujourd’hui.
Ce théâtre est la mystique du quotidien banal, dans tout ce qui le sépare des choses instituées, officielles — son sacré c’est le peuple, la force d’être de la vie infime, minime : un éphèbe doré qui court et joue au ballon, qui appelle un ami — Gianluca, ami à la différence physique épanouie et belle près de son beau camarade ; une séance de séduction à l’italienne où il faut offrir des choses précieuses à sa dame pour plaire ; la jeune femme/homme qui pose pour se célébrer avec vanité… Et ce sacré chez Pippo Delbono n’est sérieusement populaire que par son refus du sérieux, sa pratique du comique et de la dérision, sans virer pour autant à un burlesque humiliant pour ses acteurs : les petits traits ridicules du peuple — poseur, fier, vindicatif, aux gestes autant démesurés que dénués de grandeur (grandeur au sens historique, au sens institué, au sens mort face à ce spectacle de la vie) — l’auteur les expose, les capte, les enserre dans des pirouettes de clowns qui éveillent l’homme. Ici le cirque rend hommage à sa force de vie.
Peut-être alors l’intention, qui n’est pas d’interroger l’épuisement du sens de l’humanité à travers des figures humaines amenuisées mais plutôt de révéler la dignité, la puissance de vie de ces êtres voués à l’oubli, peut-être alors l’intention est-elle plus proche de Freaks de Tod Browning que des démembrés et clowns sinistres de Beckett, le dramaturge de l’absurde.
Ici, pour sacraliser le peuple, il n’y a pas non plus de gloriole, d’héroïsation, d’anoblissement d’un marginal à la manière romantique par lesquels on relève les oubliés des livres d’Histoire — comme aujourd’ui sont exposés à la télévision et au cinéma minorités, marginaux, ceux “d’en bas” dans l’accomplissement de gestes héroïques témoignant de leur capacité à se hisser hors de leur médiocrité. Ici, le différent, le populaire n’est pas sacralisé par une introduction dans un monde investi d’autorité officielle : c’est leur propre sainteté qui est révélée, considérée, explosée ; un désert de sable simplement, un éclairage chaleureux, une musique explosive, et Bobò, dans des gestes dérisoires, des scènes minimes, expose toute sa beauté, toute sa bonhomie.
Ici, le minuscule, l’infime, l’indigent trouve lui aussi à s’inscrire dans l’éternité d’une mémoire, notre mémoire qui vacille.
samuel vigier
Il Silenzio
Mise en scène et dramaturgie :
Pippo Delbono
Voix :
Danio Manfredini
Avec :
Fadel Abeid, Dolly Albertin, Gianluca Ballarè, Raffaella Banchelli, Viola Brusco, Bobò Luigi Cagnino, Enkeleda Cekani, Margherita Clemente, Lucia Della Ferrera, Pippo Delbono, Ilaria Distante, Fausto Ferraiuolo, Claudio Gasparotto, Gustavo Giacosa, Simone Goggiano, Elena Guerrini, Mario Intruglio, Nelson Lariccia, Maura Monzani, Gianni Parenti, Mr Puma, Marzia Valpiola, Pepe Robledo, Giovanni Ricciardi
Il reste encore quatre pièces à voir pour profiter du talent de Pippo Delbono :
Esodo
Du mardi 22 au samedi 26 novembre à 21h.
Gente di plastica
Du mardi 29 novembre au jeudi 8 décembre à 21h ; le dimanche 4 décembre à 14h30 ; relâche lundi 5 décembre.
Enrico V
Le samedi 10 décembre à 15h et 21h ; le dimanche 11 décembre à 14h30.
Urlo
Du mardi 13 au samedi 24 décembre à 21h ; le dimanche à 14h30 ; relâche lundi 19 décembre.