Un ange en exil

Voyant, voyou, voya­geur… Rim­baud et ses visages innom­brables… Une pièce ten­due autour du mys­tère Rim­baud, une pièce explo­sive et belle.

Arthur Rim­baud, à tra­vers ses mots — poèmes entiers ou extraits, lus en extase avec une voix qui fas­cine (Ah ! le bateau ivre !) ; lettres du voyant et autres où le gar­çon se livre et fre­donne sa chan­son moqueuse et pure de bri­seur d’idoles en même temps que saint pour­voyeur de nou­veaux cieux, de nou­velles vies, de neuves visions ; télé­grammes choi­sis pour leur conci­sion dra­ma­tique sur sa situa­tion alors qu’il se fuit lui-même en Afrique, tour à tour négo­ciant, tra­fi­quant, nomade… sa détresse sobre alors qu’il meurt d’une jambe qui pourrit…

Arthur Rim­baud, à tra­vers ses mots mais aussi les mots de ses contem­po­rains, ses visages… le poète illu­miné et ica­rien qui tenta de bou­le­ver­ser la Lit­té­ra­ture, son éta­blis­se­ment, son confor­misme, sa vieillesse sclé­ro­sée, pour se bri­ser fina­le­ment dans les flots et les voyages, dans la fuite loin de son rêve brûlé - celui de chan­ger les mots, chan­ger la vie - la fuite d’un homme tel­le­ment jeune…
Un ange en exil est une nais­sance mul­tiple, celle d’un désir com­mun, d’une pas­sion. Cette pièce n’est pas de celles qui semblent s’engendrer d’un pro­jet clos et achevé : elle est bien plu­tôt de celles qui semblent por­ter la marque d’un mûris­se­ment inépui­sable, d’un inachè­ve­ment qui n’est pas un défaut mais une per­fec­tion, puisque, ici, on creuse la vérité d’un poète, et puisque cette vérité est par essence mys­té­rieuse et fuyante — sur­tout lorsqu’il s’agit de Rim­baud, le moderne, le voyant, le voyou, le voleur de feu, le fugi­tif…
 
Foin des bio­gra­phies intel­li­gentes qui suivent avec une pas­sion d’entomologiste des exis­tences d’hommes pris comme des insectes labo­rieux que l’on croit com­prendre grâce à la col­lec­tion des détails chro­no­lo­giques de leur vie sociale, à l’accumulation de dis­sec­tions ana­to­miques de carac­tères figés : foin de ces bio­gra­phies livrant le cadavre des gestes — Rim­baud qui s’en va de chez lui, qui ren­contre Ver­laine, qui est pas­sionné… etc. — et qui manquent le feu féroce du vivant. Ces bio­gra­phies sont mort et mou­rantes (dans le cercle de la créa­tion), il n’est pas à le regret­ter.
Les lec­tures d’œuvres, quant à elles, sont tou­jours belles, il est tou­jours sai­sis­sant de voir vivre et de sen­tir fré­mir dans une voix, et même un corps entier — puisque la poé­sie naît bien du corps aussi fon­da­men­ta­le­ment — un texte qui creuse et livre des abîmes…

Mais aujourd’hui la ten­dance se confirme au théâtre de ten­ter de dépas­ser cette oppo­si­tion : la vie de l’auteur ou son œuvre. Voyez ce qui se joue (ou s’est joué) de Rilke, d’Artaud, de Pes­soa à Paris. Oui, aujourd’hui — en ces jours où l’on a tant besoin de Poètes — on tente sur scène de rendre le mys­tère uni de la vie et de l’œuvre, leur fécon­da­tion mutuelle et intime. On dépasse la simple ana­lyse bio­gra­phique, tout comme on ne se contente pas de la res­ti­tu­tion vocale d’une œuvre qui serait close sur elle-même. On s’interroge sur ce mys­tère de vies qui se consacrent, s’explosent ou se détruisent dans la créa­tion. Aujourd’hui où la créa­tion est en péril en même temps que pul­lulent les auto­bio­gra­phies, c’est-à-dire le sacre de l’existence indi­vi­duelle dans sa plus grande bana­lité (voyez les étals des mar­chands de livres et les records de ventes), il est beau que se mul­ti­plie cette inter­ro­ga­tion, cette quête du feu sacré — sur­tout, il est beau que sur­gissent de cette recherche au creux des abîmes du poète non pas un compte rendu sage et docte, mais une œuvre au sens fort : plu­tôt la créa­tion que l’analyse et la bio­gra­phie pour ten­ter de sai­sir — ou lais­ser flot­ter — ce qu’est le mys­tère du créateur !

Un ange en exil est de ces pièces qui sont, au sens entier et fort, une œuvre, c’est-à-dire une créa­tion : ici il n’y a pas sim­ple­ment la pré­sence de Rim­baud, mais un véri­table tra­vail d’auteur. Ne serait-ce que par le choix des textes, des extraits, leur agen­ce­ment loin de la simple chro­no­lo­gie… tout cela est inven­tion radieuse dans cette pièce, le tout servi dans une unité d’intention qui évite la rhap­so­die, le bri­co­lage, le rac­cord et montre une véri­table écoute pas­sion­née de l’œuvre et de l’enfant Rim­baud. Ne serait-ce que cela donc, il y a déjà œuvre. Mais à cela s’ajoutent la radieuse mise en scène ensor­ce­lée et la pos­ses­sion han­tée des acteurs, pos­ses­sion pleine de flamme et de maî­trise qu’il faut saluer !
 
Dès l’initiale, la pièce se place sous le signe du frag­ment, de l’incomplétude, de la dis­so­nance radieuse : un mur au papier lacéré, arra­ché ; une musique lan­ci­nante et envoû­tante — sim­ple­ment sam­plé le début ins­tru­men­tal de Venus in Furs du Vel­vet Under­ground — beau choix du fond musi­cal, mêlant des sono­ri­tés afri­caines ensor­ce­lantes et des explo­sions de Noir Désir qui engendrent une danse juste de puis­sance et de tonus affo­lant la scène : Rim­baud est un poète du corps, de la chair, fon­da­men­ta­le­ment. (Il est heu­reux qu’aujourd’hui per­siste cette recon­nais­sance de la valeur fon­da­men­tale de la danse comme satu­ra­tion du théâtre d’imitation, déner­vant chez le spec­ta­teur toute faculté de sai­sir, de com­prendre l’événement de l’actorialité magique et incan­ta­trice — la danse comme expres­sion de la Vie mys­té­rieuse, du Désir qui échappe au théâtre du quo­ti­dien).
Sur ce fond lacéré, le Voyou appa­raît, désin­volte et cynique — Joce­lyn Lagar­rigue, inquié­tant et beau, évo­quant la post­hume gloire lit­té­raire amé­ri­ca­ni­sée de celui qui fuyait ce monde-là — de celui, moqueur, qui écri­vait dans l’album zutiste, com­po­sait le son­net du trou du cul avec Ver­laine, rédi­geait “Vénus Ana­dyo­mène” belle hideu­se­ment d’un ulcère à l’anus, disait merde à la Lit­té­ra­ture et s’enthousiasmait pour la Com­mune. Puis, vient le Voyant, Bruno Boul­za­guet, le jeune homme à la che­ve­lure de flamme et à la voix douce qui dit des vers que l’on peut voir d’un Hugo jeune et pas­sionné et doux : Rim­baud est aussi le vision­naire, le poète du “Bateau ivre”, des Illu­mi­na­tions, le rédac­teur pour­voyeur de la lettre dite “du Voyant”. Il faut alors saluer la lumière, vrai­ment sacrée, maî­tri­sée, spi­ri­tuelle et oni­rique dans son mou­ve­ment sur scène, ce qui était néces­saire : les visages de Rim­baud semblent ici sur­gir et se perdre, fuir dans l’entre-deux de la clarté et de l’ombre… Une véri­table alchi­mie de la clarté…

Deux acteurs donc, et d’emblée est res­pecté ce refus rim­bal­dien de l’unité, de l’incarnation défi­ni­tive : je est un autre… Deux voix se croisent, fuguent, se répondent et se perdent, mul­ti­pliant les seuils de la scène - celle, dis­tan­ciée, du poète et celle de son contem­po­rain et comme double, le Gilles d’Antoine Wat­teau. De cette dua­lité d’acteur par­vient à naître une véri­table mul­ti­pli­cité inépui­sable de figures et de visages qui révèle le drame de Rim­baud, sa moder­nité, sa liberté, sa com­bus­tion — tous ces visages qui sont ses figures de fuite loin de l’Occident, des auto­ri­tés, des bour­geois : Rim­baud est le voyou désin­volte et ico­no­claste et le voyant rêveur que l’ivresse emporte, donc, mais aussi le dandy affecté et mépri­sant, l’homosexuel tendu et beau de nudité, la femme (encore un moment cocasse — et la femme sera poète ! lance Rim­baud dans la lettre du voyant), le nomade des sables (vous ver­rez sur scène la fas­ci­na­tion et l’éreintement du sable…)
Vrai­ment, sur cette scène, grâce aux acteurs beaux et cap­ti­vants, on pense à ce devenir-féminin caressé par Deleuze : il s’agit pour tous aujourd’hui — pour se sau­ver au sens du salut ? de la fuite ? de la libé­ra­tion ? — d’être capable de par­ta­ger, de tra­ver­ser les sen­sa­tions et figures des mino­ri­tés, de deve­nir mineur, de fuir les ordres de la majo­rité occi­den­tale des mar­chands, des vieux et des géné­raux. Comme pour Rim­baud, l’enfant d’Occident qui refuse la maî­trise et la pré­da­tion, qui devint homo­sexuel, femme, enfant, afri­cain, ivre, fou, rebelle, désin­volte… mais aussi celui qui ne sait plus écrire. Il est néces­saire de lire ces frag­ments de télé­grammes qui montrent un Rim­baud désuet, laco­nique, banal… qui a fui la Lit­té­ra­ture.
 
Une pièce pour flir­ter avec celui, Rim­baud, qui se dérobe à nos emprises ins­ti­tu­tion­nelles, le sen­tir fuir et nous déra­ci­ner, nous empor­ter dans ses abîmes et ses écueils pro­fonds comme déri­soires. On ne sai­sit pas le poète nomade ici, c’est lui qui nous happe et nous entraîne dans les fos­sés et les cieux, les déserts, là où il traîne et erre, puis crève.

samuel vigier

Un ange en exil
d’après — et autour de — Rim­baud
Adap­ta­tion et mise en scène :
John Arnold
Avec :
Bruno Boul­za­guet, Joce­lyn Lagar­rigue
Créa­tion espace et lumières :
Oli­vier Oudiou
Décor :
Ulysse Ket­se­li­dis

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